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L’amour au temps des persécutions

Même durant les années sombres qui ont marqué l’Holocauste, l’amour a su se frayer un chemin dans la vie de nombreuses personnes.

Publiés par notre Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste, les extraits qui suivent révèlent en quoi l’amour fait partie intégrante de l’expérience humaine, et ce, même dans les circonstances les plus difficiles.


Anka Voticky, Frapper à toutes les portes

Arnold et Anka avec leur bébé, Milan, 1934.

À mon mari, Arnold.
On dit que les souvenirs sont d’or.
C’est peut-être vrai.
Mais je n’ai que faire des souvenirs.
Je ne veux que toi.

À l’été 1929, je venais tout juste d’avoir 16 ans et j’étais inscrite à l’école de commerce pour l’automne. En rentrant avec mes parents et ma sœur Liza de l’une de nos promenades dominicales au parc Stromovka, j’ai rencontré pour la première fois Arnold, mon futur mari. Il avait alors 20 ans. Nous arrivions devant la maison lorsque nous sommes tombés sur mon frère Erna qui était en compagnie d’un jeune homme et de sœurs jumelles. Ils s’apprêtaient à aller au cinéma, mais Erna souhaitait que ma mère leur prépare un casse-croûte avant leur départ. Ce que nous avons fait, tout en mettant la table. Le jeune homme m’a adressé la parole, mais quelques mots de politesse seulement.

Lorsque je me suis réveillée le lendemain, la domestique m’a prévenue qu’il y avait de l’orage dans l’air. Apparemment, Erna avait dit à mes parents que j’avais plu à son ami et qu’il me trouvait belle. Ma mère s’en est alarmée : elle me jugeait beaucoup trop jeune pour avoir des admirateurs. Elle avait aussitôt interdit qu’on me parle de tout cela. Mon frère lui avait obéi, mais, grâce à la domestique, j’ai quand même été mise au courant.

* * *

Arnold Voticky. Montréal, 1972.

On me demande parfois ce qui m’a aidée à survivre à l’Holocauste. Dans mon cas, c’est la sagesse et la force de vivre de mon mari, tout comme le fait qu’il ait soutenu et sauvé ma famille entière. Comment me suis-je adaptée à la vie normale ? J’en ai été incapable. Nous étions en état de choc après la guerre. À notre retour en 1946, un antisémitisme terrible sévissait à Prague – beaucoup plus intense que ce dont nous avions été victimes avant le conflit. Mes proches et moi-même avions toujours été des citoyens intègres et d’ardents patriotes.

J’aimerais terminer par le message suivant, adressé aux jeunes : votre existence doit être fondée sur l’honnêteté et la loyauté envers les vôtres. Une fois adulte, lorsque vous choisissez un compagnon ou une compagne, donnez sans rien attendre en retour. Donnez aussi à d’autres et prenez soin des malades et des aînés. C’est ce que j’ai fait toute ma vie et, maintenant que je suis âgée, je reçois énormément de la part de mes amis et de ma famille. Voilà en quoi je crois.

Bronia Beker, Plus forts que le malheur

Bronia et Joseph Beker. Lodz, 1945.

Puis, le lendemain de mon retour de ce séjour, une amie m’a présenté un jeune homme du nom de Josio Beker. Josio était complètement différent d’Itse, et ce, de mille et une façons. Beau garçon, plus âgé qu’Itse, Josio était très sûr de lui. Il respirait la force ! Rien ne semblait lui faire peur, rien ne semblait lui être impossible. Il était tout ce qu’Itse n’était pas. Itse était d’agréable compagnie, mais c’était un « fils à maman » qui dépendait de ses parents. J’avais le sentiment que s’il arrivait une bagarre, il serait le premier à fuir. Josio, lui, m’impressionnait par sa force et son sens de l’humour. Cela me plaisait beaucoup. Mais nous étions si différents. Nos familles avaient si peu en commun…

Nous n’étions pas riches – mon père n’était qu’un petit commerçant–, mais je crois que nous étions considérés comme l’une des familles les mieux nanties de la ville. Bien que je n’aie jamais trop compris pourquoi, on estimait que les cordonniers, les menuisiers et autres artisans appartenaient à une classe inférieure. Le père de Josio, un cordonnier, était mort jeune, et sa mère s’était retrouvée seule avec quatre enfants. Elle gagnait sa vie en vendant des fruits au marché. Dès son jeune âge, Josio avait dû subvenir aux besoins de sa famille. Il avait travaillé très fort pour que sa mère, ses frères et sa sœur ne manquent de rien.

Joseph et Bronia Beker. Toronto, vers 1985.

Josio me plaisait beaucoup, mais mon père ne m’aurait jamais autorisée à sortir avec lui, encore moins à l’épouser. Je le rencontrais donc en secret. Quand j’étais en compagnie de Josio, je me sentais calme, en sécurité, protégée. Comme il avait toujours eu à travailler pour soutenir sa famille, on aurait dit qu’il n’avait jamais été jeune. Nous n’avions pas grand-chose en commun, mais je voyais qu’il était intelligent et dévoué envers ses proches. J’admirais ce trait – je savais qu’être un homme de cœur avait plus d’importance que toute l’éducation du monde. M’attachant de plus en plus à Josio, j’ai commencé à délaisser Itse. Quand ce dernier a appris que j’avais un nouvel ami, il a coupé tous les liens. Il ne voulait même plus me parler. J’ai trouvé cela dommage, car j’appréciais nos conversations. Mais il me fallait faire un choix. Je ne pouvais pas avoir les deux.


Willie Sterner, Les Ombres du passé


Willie et sa femme Eva, à la villa impériale de l’empreur François-Joseph Ier, peu après leur mariage. Bad Ischl, Autriche, 1946.

Nous ignorions tout de Gunskirchen, mais je me doutais, d’après mes précédentes expériences, que ce ne serait pas une partie de plai­sir. En cours de route, les colonnes s’étaient défaites car nous pou­vions à peine marcher. Nous avions de la chance que les gardes SS soient également fatigués, mais ils n’hésitaient cependant pas à nous battre, à nous terroriser et à nous assassiner. Nous faisions un effort titanesque pour garder le rythme qu’ils nous imposaient. Beaucoup de détenus sont morts en chemin.

Pendant la marche forcée, quelqu’un m’a désigné du doigt une jeune fille et m’a dit qu’elle était originaire de Sosnowiec, en Pologne – il savait que j’avais de la famille dans cette ville. Je me suis donc approché d’elle quelques minutes, tout en continuant à marcher, et je lui ai demandé si elle pouvait me renseigner sur le sort de ma famille. Elle a répondu qu’elle était désolée, mais qu’elle n’avait aucune information. Elle s’appelait Eva Mrowka et m’a demandé à son tour si je connaissais des gens de sa famille, les Traiman de Wolbrom. Je lui ai répondu que je les connaissais bien, mais que je les avais pas vus depuis longtemps. Notre brève conversation a rapidement été interrompue quand un SS s’est dirigé vers nous. Nous avons dû nous séparer pour éviter d’avoir de sérieux ennuis.

* * *

Quand ils arrivaient, les réfugiés de Wels étaient dirigés vers des installations pour personnes déplacées, dans un grand bâtiment appelé Herminen Hof (Cour d’Hermine). Quelques mois après mon arrivée dans ce lieu, une jeune femme est venue au camp pour rendre visite à des amis et, dès qu’ils l’ont vue entrer dans la pièce, ils ont tous commencé à crier, à pleurer et à s’embrasser. D’abord, je n’ai pas compris ce qui se passait, et ensuite j’ai vu que j’assistais à une joyeuse réunion. J’étais content pour eux. Quand ils se sont assis, excités et fatigués, la jeune femme s’est tournée vers moi avec un beau sourire et m’a dit : « Salut, Willie ! » J’étais vraiment surpris. Je ne l’avais jamais vue auparavant. D’où me connaissait-elle et com­ment savait-elle mon nom ? Quand elle s’est rendu compte de ma perplexité, elle s’est approchée et m’a expliqué que nous nous étions rencontrés lors de la terrible marche du camp de Mauthausen à celui de Gunskirchen.

Willie Sterner et sa famille. De gauche à droite (derrière) : Harry, le fils de Willie ; Mélanie, la fille d’Harry ; Jessica, la fille d’Harry ; Nicole, la femme d’Abie, le fils de Willie ; et Willie ; (assis devant) : Patricia, la fille d’Abie ; Seana, la fille d’Abie ; et Eva la femme de Willie. Montréal, 2005.

Elle était belle. Elle avait les cheveux blonds, portait une robe blanche et arborait un sourire amical. Elle s’appelait Eva Mrowka et venait de Sosnowiec, en Pologne. Elle ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait été pendant la marche : émaciée, sale, à bout de forces, une loque (comme moi, d’ailleurs). J’avais à peine remarqué son beau visage. J’étais content de voir qu’elle était libre et, après l’enfer de Gunskirchen, de la retrouver dans ce camp. Mais je ne l’aurais jamais reconnue. Pendant la marche de Mauthausen à Gunskirchen, j’étais si mal en point que je ne m’in­téressais pas du tout aux femmes, mais ici, Eva Mrowka m’impres­sionnait. Elle venait de sortir d’un séjour à l’hôpital où elle s’était remise de longues maladies, notamment de la typhoïde. Elle avait l’intention de demeurer au camp de Wels avec ses amis.

Eva et moi sommes devenus très proches. Nous étions seuls tous les deux, ni elle ni moi n’avions de famille dans ce camp. Je la voyais souvent. Un an après la fin de la guerre, en juin 1946, nous avons envisagé de nous marier.


Zuzana Sermer, Trousse de survie

Zuzana et Arthur Sermer en 1950.

À la fin de 1943, cinq mois après la mort de ma mère, j’ai jugé qu’il était temps pour moi de quitter le pays. Il y avait bien eu des périodes de calme relatif entre les déportations, mais je savais que je ne pouvais plus demeurer seule à Humenné. Peu de temps après ma sortie de l’hôpital, j’ai rencontré l’homme qui allait devenir mon mari, Arthur Sermer. Il demeurait alors, avec son frère Victor et leur cousine Léa, chez leur tante, qui était ma voisine. Nous nous entendions tous sur le fait qu’il était trop dangereux de rester en Slovaquie. J’avais épuisé toutes mes possibilités de cachette; quant à Arthur, il était recherché par la Gestapo parce qu’il avait été en contact avec des partisans à la frontière polonaise. Nous avons décidé de trouver refuge en Hongrie. Grâce à diverses relations d’Arthur, nous avons fini par entrer en contact avec un passeur qui, moyennant finance, nous ferait franchir la frontière.

* * *

Peu avant la fin juin, ils ont appris qu’ils avaient été dénoncés. Cependant, au moment où ils se préparaient à lever le camp, les gendarmes slovaques ont fait leur apparition, tirant des coups de feu en l’air. Munis de haut-parleurs, ils les ont sommés de se rendre. Paniqués, les membres du groupe, qui n’étaient pas armés, ont commencé à courir en tous sens, mais 23 d’entre eux ont été capturés et conduits à la gare la plus proche où les attendait un train de déportation.

Zuzana et Arthur à l'occasion du mariage de leur fils Matthew. Toronto, 1990.

Parmi les sept personnes ayant réussi à échapper aux gendarmes se trouvaient Arthur et Victor. Arthur avait alors 30 ans et Victor, 18 ans. Après être parvenus à rejoindre les autres rescapés du groupe, ils ont tous ensemble entrepris de se trouver un autre abri. Ils sont restés dans la forêt un peu plus d’une année, jusqu’à ce que la situation devienne intolérable et que le groupe finisse par se scinder. J’ai rencontré Arthur, Victor et leur cousine Léa peu après cet épisode et c’est alors que nous avons commencé à planifier notre fuite en Hongrie.

Rachel Shtibel, Le Violon

Photo de mariage de Rachel et Adam, 1956.

Comme le veut la coutume pour les mariages juifs orthodoxes, Adam et moi avons jeûné la veille de notre mariage et n’avons pas été autorisés à nous voir pendant les vingt-quatre heures précédant la cérémonie. Adam était hébergé chez mes parents tandis que j’étais accueillie par des cousins de ma mère, Isaac et Ewa Zweig. Le 24 juin 1956 au matin, jour du mariage, je suis revenue chez mes parents et ai trouvé l’appartement totalement transformé.

La petite salle de séjour de Regina et Shiko était devenue le salon de la mariée. Dans un coin était installé un fauteuil recouvert d’un drap blanc. Il était entouré d’un océan de fleurs et derrière lui les murs étaient décorés de miroirs. C’est là que je devais m’asseoir pour recevoir toutes les femmes à leur arrivée. J’avais le sentiment d’être une princesse. J’attendais avec une suprême impatience qu’arrive le soir.

Adam était très beau dans son costume de marié bleu marine à noeud papillon blanc. Ses cheveux noirs et souples brillaient et son merveilleux sourire illuminait tout son visage. Dans son regard chaleureux et sombre, je pouvais lire son bonheur et son amour éternel pour moi. Une joie supplémentaire était de penser que mes parents aimaient Adam et le considéraient déjà comme leur fils. Les prières d’Adam allaient être enfin satisfaites ; de nouveau il allait faire partie d’une famille chaleureuse et aimante.

Rachel et Adam à l'occasion de leur 50e anniversaire de mariage, 2006.

J’avais une robe de mariée écrue, de style princesse, avec un long voile en dentelle. Je portais un bouquet de roses blanches assorti à la couronne posée sur ma tête. J’ai traversé le drap blanc couvrant le sol pour me diriger vers mon futur mari, précédée par les enfants qui jonchaient mon chemin de pétales de roses blanches. Notre appartement avait pris un air de fête et était empli de fleurs qui lui donnaient à mes yeux l’allure d’une magnifique roseraie et en faisaient un symbole approprié pour cette journée glorieuse, pleine de rires et de larmes de bonheur.