Les Grandes Fêtes gravées dans les mémoires

Alors que l’été se termine au Canada, les communautés juives se préparent pour les Grandes Fêtes d’automne qui commencent avec Rosh Hashanah, le Nouvel An juif, et qui incluent le jour le plus sacré du calendrier hébraïque, Yom Kippour, le Jour du Grand Pardon. Pour la plupart des Juifs, ces fêtes représentent traditionnellement une période de réflexion, ainsi qu’un temps pour demander pardon et s’engager à faire mieux au cours de la prochaine année. Les valeurs morales célébrées lors de ces occasions spéciales sont d’ailleurs au cœur de plusieurs témoignages de survivants de l’Holocauste.

Dans les mémoires, plusieurs survivants montrent comment ils célébraient les Grandes Fêtes au sein de leurs communautés avant l’Holocauste. Certains révèlent aussi la façon dont ces fêtes leur ont permis de maintenir leur identité culturelle durant le génocide. Au terme du conflit, ces journées, qui engagent à la réflexion et au renouveau, ont d'ailleurs pris de nouvelles significations pour les rescapés qui tentaient de refaire leur vie. Leurs récits offrent ainsi un aperçu de la diversité des coutumes, des expériences et des souvenirs associés à ces fêtes. Du coup de foudre aux rites religieux, des persécutions à l’arrivée au Canada, les souvenirs liés à Rosh Hashanah et Yom Kippour trouvent une résonnance bien particulière dans les témoignages de ces survivants. Encore aujourd’hui, elles demeurent une période de réjouissances, l’occasion pour eux de se réunir en famille et de déguster des spécialités culinaires savoureuses dans le pays qui les a accueillis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Qu'est-ce que Rosh Hashanah et Yom Kippour?

Rosh Hashanah marque le début de l’année juive. La célébration comprend un service à la synagogue que l’on conclut en sonnant le shofar (corne de bélier), puis suit un repas en famille au cours duquel des mets à connotation symbolique sont servis, notamment des quartiers de pomme trempés dans du miel pour représenter l’espoir d’une nouvelle année bonne et douce.

Yom Kippour est, pour sa part, un jour solennel marqué par le jeûne, la prière et le repentir.

L’amour et la famille durant les Grandes Fêtes 

Pour Elsa Thon, les Grandes Fêtes rappellent la rencontre de ses parents, survenue en 1913. Dans ses mémoires, Que Renaisse demain, elle raconte leur histoire : leur coup de foudre à la synagogue de Kharkov, alors sous domination russe, le soir de Rosh Hashanah. Elle révèle, par la même occasion, comment les valeurs inspirées par cette fête les ont unis dans la tourmente de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe, jusqu’à sa naissance.

« Lors des Grandes Fêtes, Rosh Hashanah et Yom Kippour, les autorités militaires russes autorisaient les jeunes soldats juifs à prier dans une synagogue de Kharkov (aujourd’hui Kharkiv, en Ukraine), non loin de l’endroit où ils étaient stationnés. C’est là que mes pa­rents se sont vus pour la première fois. Ils se rappelaient tous les deux cette première rencontre et la racontaient exactement de la même manière : ils avaient eu tous les deux le coup de foudre ! Ils avaient prié pour que la nouvelle année apporte à chacun santé et bonheur, comme c’était la coutume. Le temps avait suivi son cours, tissant leur histoire.

[…]

Sa rencontre avec mon père à la synagogue a changé la vie de ma mère une fois de plus. Ils sont tombés amoureux, sachant néanmoins que mon père pouvait être envoyé au front à tout moment. En 1913, alors que le départ de papa était imminent, je suppose que mes parents se sont jurés fidélité, espérant qu’un jour, il reviendrait de la guerre et qu’ils se marieraient. Ils se sont permis de rêver malgré les dangers du conflit, ne comptant que sur leur jeunesse, leur espoir et l’amour profond qui les unissait.

Tout cela s’est passé bien avant ma naissance, mais j’ai entendu cette histoire tellement souvent qu’elle s’est gravée dans ma mémoire. »

Elsa Thon, 1945

Betty Rich conserve, quant à elle, des souvenirs d’enfance bien différents des Grandes Fêtes. Dans ses mémoires intitulés Seule au monde, elle exprime son attachement aux traditions festives et familiales de Rosh Hashanah, tout en manifestant sa consternation quant aux rituels religieux orthodoxes pratiqués par sa mère lors de Yom Kippour.

« Lors de certaines fêtes juives, comme Rosh Hashanah (le Nouvel An) et Yom Kippour (le Jour du Grand Pardon), les adultes devaient rester à la synagogue du matin jusqu’au coucher du soleil et leurs enfants passaient les voir durant la journée. Mes parents étant orthodoxes, ils se recueillaient séparément : les femmes se trouvaient en haut, au balcon de la synagogue, et les hommes, au rez-de-chaussée. Je me revois rendre visite à ma mère en ces jours très solennels : dans une atmosphère lourde et moite, elle priait et pleurait bruyamment, comme toutes les femmes lors de Yom Kippour – en ce jour sacré, elles demandaient à Dieu de leur pardonner les offenses qu’elles avaient commises durant l’année. J’éprouvais autant de consternation que de frayeur devant ce comportement. Je ne pouvais comprendre pourquoi ma mère demandait pardon pour des fautes qu’elle n’avait, à ma connaissance, jamais commises. Je n’entendais rien non plus à l’idée même de la prière, à cette façon de s’adresser à Dieu, de le louer continuellement au moyen d’adjectifs si puissants. Pourquoi ? Dans quel but ? Je n’osais pas poser la question. Je ne faisais que remplir mon devoir envers ma mère et je la plaignais. J’étais à la fois touchée et furieuse de la voir pleurer et s’humilier autant. Dans l’ensemble, nous passions toutefois de bons moments lors des fêtes juives. Pour ma part, j’y voyais une occasion de nous réunir et de renouer avec la tradition. Mais à mes yeux, le bonheur de ces rituels n’avait rien à voir avec la religion. En général, j’adorais ces célébrations (à l’exception de Yom Kippour, comme je viens de le mentionner). Les tensions et les soucis financiers de la vie de tous les jours disparaissaient. Si bien que quand j’étais heureuse, j’avais l’habitude de dire : “Aujourd’hui, je me sens comme un jour de fête juive !»

Betty Rich, alors Basia Kohn, avec son père, sa mère et son frère cadet avant la Deuxième Guerre mondiale. De gauche à droite : le père de Betty, Chaim Moshe ; Betty, âgée de 12 ans ; son jeune frère, Rafael ; et sa mère, Cyrla. Zduńska Wola, 1935.

Tout comme Elsa Thon, plusieurs survivants partagent des souvenirs de fêtes qui mettent en scène des personnes et des lieux qui n’ont pas survécu à l’Holocauste. Fred Mann dévoile les traditions et les coutumes vestimentaires des hommes dans de sa ville natale de Leipzig, en Allemagne, lors de Yom Kippour avant la guerre. Dans ses mémoires, Un terrible revers de fortune, il accorde aussi une place particulière au service à la synagogue, notamment au dernier qu’il a passé avec sa famille avant que sa synagogue ne soit brûlée par un incendie criminel durant la Nuit de Cristal, en novembre 1938.

« Nous nous sommes rendus pour la dernière fois à la synagogue entre les 25 et 27 septembre 1938 pour la grande fête de Rosh Hashanah, le Nouvel An juif, et les 4 et 5 octobre pour Yom Kippour, le jour du Grand Pardon. Les années précédentes, nous avions participé à chacun des Yamim noraïm, c’est-à-dire '' Les jours de pénitence '', mais aussi aux célébrations plus joyeuses comme Simhat Torah où l’on distribue de nombreuses friandises aux enfants. Au moins une fois par mois, nous assistions à l'office le jour du shabbat. Ensuite, nous nous rendions toujours au Parc Rosenthal où nous retrouvions nos camarades de classe. Mais, en 1938, et contrairement aux années précédentes, pas un seul homme n'avait paru vêtu de la jaquette ou du chapeau haut de forme traditionnels.

[…]

Yom Kippour était le plus long des dix '' jours de pénitence '' : mes parents passaient presque toute une journée à la synagogue. Les offices religieux duraient en effet jusqu’à la fin de l’après-midi. Pendant ce temps, on nous envoyait déjeuner au restaurant, mon frère et moi. Nous retournions à la synagogue après manger pour nous faufiler jusqu’à nos places pendant que l’office se poursuivait. Les années précédentes, les tenues vestimentaires que portaient les hommes étaient inhabituelles. Nombreux étaient ceux qui portaient chapeau haut de forme, jaquette et pantalon rayé. Sur le revers de leur jaquette, ils arboraient fièrement les médailles qu’ils avaient gagnées pendant la Première Guerre mondiale. Ils croyaient se distinguer ainsi comme de bons Allemands. Ils semblaient vouloir présenter leurs états de service à Dieu, comme pour renouveler leur accréditation pour l’année suivante. Un excellent chœur et un orgue très harmonieux jouaient pendant l’office à la synagogue. L’acoustique était si bonne que la synagogue servait parfois pour des concerts de chorales. Le chantre avait une voix très puissante. Il aurait très bien pu être chanteur d’opéra. »

Fred Mann, Leipzig (Allemagne), 1939

Rosh Hashanah sous la surveillance des nazis

Durant l’Holocauste, les fêtes de Rosh Hashanah et de Yom Kippour ont parfois été choisies par les nazis pour humilier et infliger davantage de souffrances à la communauté juive. Cela a été le cas pour les Juifs de Dukla, en Pologne, qui, peu après l’occupation allemande de leur pays en septembre 1939, ont célébré Rosh Hashanah sous la surveillance des nazis. Dans ses mémoires, The Vale of Tears, le rabbin Pinchas Hirschprung décrit la cérémonie religieuse et la volonté de sa communauté de maintenir sa foi et sa culture malgré les persécutions.

« Des hommes, des femmes et des enfants ont pénétré dans la synagogue la veille de Rosh Hashanah, les livres de prières dans les mains, la peur au ventre et la dévotion sur le visage.

L'arrivée des jours de pénitence* ne s'était jamais faite autant ressentir à Dukla que durant cette soirée. La sainteté du jour du Jugement* s'était répandue sur la ville. Les têtes basses et les pas mesurés, les Juifs avançaient péniblement, en silence et dans le calme, alors que des soldats nazis photographiaient '' la procession juive ''.

[...]

Nous avions les larmes aux yeux, chaque Juif pénétrait dans la synagogue en pleurs. Nous avons prié avec une dévotion absolue, en pleurant, dans la simplicité et la pureté ; nous avons prié de tout notre coeur, du plus profond de notre être. Après les prières, chacun est rentré chez soi. Des rumeurs circulaient selon lesquelles Varsovie avait déjà capitulée. Bien entendu, cette nouvelle a renforcé la signification que nous accordions au jour du Jugement. Nous avions de plus en plus peur.

Dans la matinée, la synagogue était à nouveau remplie de personnes dont les visages étaient 'inspirés par la Crainte'. Le service du matin terminé, nous nous sommes préparés à entendre le shofar. D'abord, nous avons envoyé un groupe 'en reconnaissance', chargé de déterminer si la 'voix du shofar' pouvait être entendue par l'ennemi. Puis, nous avons scellé les portes de la synagogue et avons sonné les cent coups en même temps, de manière brève et hâtive, 'd'un même souffle'. Bien que discrets, les sonneries provoquaient néanmoins une étrange appréhension, tandis que le calme de la synagogue rappelait celui d'un cimetière.

Après avoir mené notre opération secrète, nous avons ouvert les portes de la synagogue avant d'entamer le service supplémentaire. Le chantre a récité l'Amidah [Chemoneh Esreh*] avec une ferveur passionnée et une profonde sensibilité. Les paroles de la prière étaient si douces qu'elles ont procuré un réel bonheur à ceux qui priaient et chacun s'est senti détendu et revigoré. Une fois l'humiliation et la tristesse dissipées, la congrégation a été imprégnée d'un sentiment d'exaltation et d'élévation spirituelle.

Ces sentiments n'ont toutefois pas duré longtemps. Les soldats nazis sont arrivés et ont réduit à néant le calme et la délicate quiétude qui nous avaient si tendrement apaisés. Le chantre, transporté dans les 'royaumes célestes' de la prière, n'avait aucune idée de ce qui se passait derrière lui. Alors qu'il continuait à prier avec la même passion, la congrégation était à présent désemparée et alarmée. Nous avons d'abord pensé que nos ' hôtes ' nazis étaient venus à cause du shofar. Cette hypothèse s'est toutefois dissipée lorsqu'ils nous ont ordonné de poursuivre tranquillement notre 'cérémonie'. Ils étaient évidemment curieux d'observer l'office.

Durant quelques minutes, les nazis sont restés assis dans les sièges que certains membres de la congrégation leur avaient offerts. Puis, certains se sont levés et ont installé leur matériel photographique. Ils ont photographié les gens qui priaient, mais aussi le chantre qui, complètement indifférent à la situation, continuait de réciter ses prières comme si de rien n'était.

Ensuite, ils se sont dirigés vers l'arche sainte et ont accordé à un membre de la congrégation l' 'honneur' d'ouvrir l'arche de manière à photographier les rouleaux de la Torah, conservés à l'intérieur. Après avoir terminé leur travail, les nazis sont repartis et tout le monde a poussé un soupir de soulagement. »

Jours de pénitence : Aussi appelés les dix jours de pénitence. Il s’agit d’un autre terme employé pour désigner les dix premiers jours de l’année juive. Ces dix jours, qui commencent avec Rosh Hashanah et culminent à Yom Kippour, sont l’occasion pour chacun de faire un examen de conscience, de se repentir, de prier et de pardonner.

jour du Jugement : Autre nom pour désigner Rosh Hashanah, le Nouvel An juif, qui se réfère au jugement final du monde, lorsque l'humanité toute entière sera jugée.

Chemoneh Esreh : Aussi appelée Amidah, la prière juive qui est récitée trois fois par jour, face à l'est, en direction de Jérusalem.

Le rabbin Hirschprung (au centre) avec le rabbin Menachem Mendel Eiger (à gauche) et le rabbin Yechiel Menachem Singer (à droite). Pologne, années 1930.

Première Rosh Hashanah au Canada

Aîné d’une famille de sept enfants, Willie Sterner est le seul membre de sa fratrie à avoir survécu à l’Holocauste. Après la guerre, il a vécu dans des camps de personnes déplacées en Autriche, jusqu’à ce qu’il n'émigre au Canada en 1948 avec sa femme Eva. Dans ses mémoires, Les Ombres du passé, il témoigne de sa première célébration de Rosh Hashanah à Halifax, au lendemain de son arrivée dans son nouveau pays. Accueilli par des membres de la communauté juive locale, Willie renoue avec l’esprit familial de cette fête et prend plaisir à découvrir les différences culturelles qui caractérisent les traditions à la synagogue au Canada. Les Grandes Fêtes deviennent ainsi un moyen pour Willie d’en apprendre davantage sur son pays d’adoption.

« Quand notre bateau a accosté à Halifax, c’était la veille du Nouvel An juif – Rosh Hashanah – et des gens de la communauté juive locales sont montés à bord pour savoir si nous désirions rester quelques jours sur place. Sinon, nous aurions à passer la fête dans le train en route pour Montréal. Ma femme et moi, ainsi que quelques autres personnes, avons décidé d’accepter cette généreuse invitation. Les Juifs d’Halifax étaient très gentils ; ils nous parlaient en yiddish et nous nous sentions presque en famille. Ils nous ont tous emmenés dans un bel hôtel.

Le lendemain, c’était Rosh Hashanah. Le matin, un homme de la communauté juive d’Halifax est passé nous prendre à l’hôtel pour nous emmener à la synagogue. Elle était construite dans un style moderne. L’office aussi était un peu différent de ce que nous avions connu dans notre pays d’origine, mais je l’ai trouvé intéressant et le chantre était très bon. Rosh Hashanah à Halifax a été notre première vraie fête depuis que nous avions été séparés de nos proches en 1942. Aussi, cette fête a revêtu une grande importance pour nous parce que c’était la première que nous passions au Canada.

Après l’office, on nous a emmenés visiter des familles juives d’Halifax. Notre groupe – la famille Shnitzer, ma femme et moi – s’est rendu chez les Zemel. Ils nous ont accueillis chaleureusement et nous nous sommes sentis très à l’aise en leur compagnie. Comme Eva et moi n’avions pas assisté à une fête juive depuis des années, nous avons eu l’impression d’appartenir à leur famille. Mme Zemel nous a placés autour d’une grande table dans la salle à manger. Eva s’est levée et a demandé à Mme Zemel si elle pouvait l’aider. Mme Zemel et tous ses invités ont été agréablement surpris. Mme Zemel a emmené Eva à la cuisine et elles sont revenues avec des plats traditionnels délicieux, spécialement préparés pour Rosh Hashanah. J’étais si fier d’Eva – elle a beaucoup aidé Mme Zemel et a été appréciée par nos hôtes et leurs invités. »


Débarquement de Willie à Halifax la veille de Rosh Hashanah, 1948.