Une jeunesse perdue
La nouvelle réalité
Peu avant la fin mai 1944, mon père a trouvé un non-Juif qui était prêt à nous vendre trois documents : l’acte de naissance de son fils chrétien, un bulletin scolaire et une carte d’adhérent pour les boy-scouts. Ces documents me correspondaient tout à fait, car ce garçon avait à peu près mon âge. Il s’appelait József, ou Józsi, prénom commun en Hongrie, et son nom de famille était Kovács, patronyme typiquement chrétien. Je devais désormais devenir Józsi Kovács : il fallait que j’ancre ce nom dans ma mémoire et que j’oublie ma propre identité. Mais j’ai pris plusieurs jours pour y arriver, et il en a été de même avec le lieu où j’étais né et ma nouvelle date de naissance. Mon père a acheté des papiers pour ma mère aussi, mais elle ne voulait toujours pas fuir sans ma soeur.
Si réticente que soit ma mère à partir sans sa fille, elle était néanmoins favorable à ce que je m’échappe du Ghetto. Je crois qu’elle pressentait l’avenir, et le danger qu’il y avait à rester. J’ai préparé une petite valise de vêtements et le lendemain matin, j’ai embrassé ma mère pour lui faire mes adieux. Elle pleurait au moment où j’ai quitté la maison pour prendre le tramway pour Budapest. C’est la dernière fois que je l’ai vue.
Ce matin-là, je ne me suis pas rendu à l’école, contrairement à mes habitudes, mais à un appartement dans un petit complexe situé place Madách où tante Aranka, oncle Frici, mes cousins Vera et Tomàs habitaient temporairement chez le frère de Frici. Leur famille avait quitté Újpest juste après l’arrivée des Allemands, ce qui avait été plus facile pour mon oncle qui était blond aux yeux bleus et ne ressemblait pas à un Juif, selon les critères allemands. Il pouvait sortir dépourvu de son étoile jaune sans se soucier de se faire appréhender.
Je suis resté chez eux pendant deux ou trois semaines, à discuter d’abris possibles où nous serions en sécurité. À présent, les Juifs polonais échappés de camps ou de ghettos et qui vivaient à Budapest répandaient la rumeur de ce qui se passait dans les camps de la mort en Pologne et en Autriche. Nous savions tous que les nazis ne tarderaient pas à massacrer aussi les Juifs de Budapest. Nous avons envisagé de fuir à la campagne pour nous y cacher, mais nous savions que nous ne pourrions pas demeurer tous ensemble. Mon oncle, ma tante et Tomàs, qui n’avait que 10 ans, disposaient d’un endroit où habiter : il s’agissait d’une ferme, située non loin de Budapest. Cependant, ma cousine Vera, âgée de 12 ans, et moi-même, âgé de 13 ans, n’avions nulle part où aller.