Trousse de survie
Trouver un lieu sûr
Avant cette période tragique, Humenné abritait une communauté juive dynamique et florissante. Nous avions trois lieux de culte, dont le plus fréquenté était la synagogue orthodoxe où se rendait mon père. Il s’agissait d’un nouvel édifice impressionnant, construit au début des années 1930. Bien avant la guerre, on y célébrait toutes les fêtes nationales tchécoslovaques et lors d’événements nationaux, on y invitait les notables locaux, dont le maire et même le colonel de l’escadron militaire de la région.
Après avoir écouté les explications de Jozef, je me suis habillée en vitesse, je lui ai demandé de rester auprès de ma mère inquiète, puis je me suis lancée à la recherche des membres du Conseil juif en espérant qu’ils pourraient m’aider. J’en ai trouvé un que je connaissais assez bien, mais il s’est montré très pessimiste. Il m’a révélé qu’un autre convoi se préparait et qu’il fallait que la police puisse remplir son quota de 100 personnes pour le soir même. Selon lui, il était inutile d’aller porter secours à mon père. Je me suis donc rendue seule au poste de police.
Je suis arrivée sur place à 7 heures. Tout était calme ; l’édifice était plongé dans un profond silence. Le bureau principal n’ouvrait qu’à 8 heures. M’aventurant dans les rares couloirs, j’ai fini par trouver l’officier de service. Le visage impassible, l’homme, qui m’était inconnu, semblait totalement indifférent à ma présence et à mon problème. Je l’ai supplié de libérer mon père pour qu’il puisse retourner auprès de sa femme souffrante – c’est tout juste si je ne me suis pas jetée à ses genoux. J’ai déclaré sans marquer d’hésitation qu’il s’agissait d’une erreur, que mon père était chrétien, qu’il n’aurait jamais dû se trouver à la synagogue. J’ai promis que cela ne se reproduirait jamais plus. Le policier a regardé l’horloge : elle affichait alors 7 h 15. Sans mot dire, il a quitté le bureau en me faisant signe que je sorte aussi, puis il m’a fait patienter dans les escaliers.
Quand j’ai aperçu mon père près d’une demi-heure plus tard, il avait l’air anéanti, pressant toujours contre lui son sac en velours marine qui contenait son livre de prières, son tallis (châle de prière) et ses tefillin (phylactères). Son certificat de conversion se trouvait dans sa poche. L’officier n’a fait aucun commentaire concernant le sac ni son contenu et n’a prêté aucune attention à mes expressions de gratitude. Ses pensées étaient peut-être ailleurs, ou peut-être avait-il peur. Heureusement pour nous, il ne semblait guère soucieux de se plier aux exigences de son travail. Si seulement plus de fonctionnaires dans sa situation avaient agi comme lui ! Finalement, il a lancé : « Partez, et ne traînez pas ! »
Sur le chemin du retour, alors que nous approchions silencieusement de notre appartement, nous nous serrions la main très fort, mon père et moi. À notre arrivée, Jozef était toujours là qui attendait avec ma mère. Ils nous ont dévisagés, n’en croyant pas leurs yeux.
Lorsque je repense à cet événement et aux nombreux autres épisodes liés à ma survie, je me demande quelle force me poussait. Qu’est-ce qui m’a incitée à me rendre au poste de police ? N’avais-je pas l’instinct d’assurer d’abord ma propre protection ? Peut-être n’étais-je pas assez futée pour percevoir le danger qui me menaçait. Peut-être surestimais-je mon invincibilité, comme le font la plupart des jeunes gens. Moi qui supportais à peine mes cachettes forcées, je me suis précipitée dans la fosse aux lions dès que j’ai su que mon père avait été arrêté !