Les Lieux du courage
15 juillet 1942
Vers 21 heures, le 15 juillet, j’étais à la maison à Paris avec Maman. Mon frère Jojo se trouvait à Champlost, où il prêtait main-forte à monsieur Basile pour la récolte. Une amie de Maman, une femme non juive nommée madame Dumas, était en visite chez nous. Soudain, on a frappé à la porte. C’était la belle-soeur de Maman, à bout de souffle. Parlant plusieurs langues, elle travaillait comme traductrice au quartier général allemand, ce qui lui permettait d’être au courant des rafles qui se préparaient. Blonde aux yeux bleus, elle pouvait se faire passer pour une non-Juive (quelle ẖoutzpah !).
« Vous devez partir immédiatement, a-t-elle dit à Maman et à moi, car demain, les Allemands viendront arrêter toutes les femmes et tous les enfants juifs ! » Plusieurs hommes avaient été emmenés au cours de l’année précédente. Puis, elle est partie précipitamment afin d’aller avertir d’autres personnes. Madame Dumas a demandé à Maman ce qu’elle comptait faire. « Que puis-je faire ? a-elle répondu, je n’ai nulle part où aller ! Demain, quand ils viendront, je vais prendre Muguette et je vais les suivre. » Je me suis mise à pleurer. « Je ne veux pas partir avec toi, ai-je dit à ma mère étonnée, je n’irai pas, non ! » Voyant que je devenais hystérique, madame Dumas a conseillé à Maman de préparer une valise avec le strict nécessaire et de la suivre. Elle nous a emmenées chez elle afin que nous y passions la nuit. Elle et Maman décideraient ensuite de ce qu’il conviendrait de faire.
Madame Dumas et Maman ont pris chacune une paire de ciseaux et ont enlevé les étoiles jaunes cousues sur nos manteaux, puis madame Dumas (je m’en souviendrai toujours) les a cachées dans son soutien- gorge. Nous avons quitté l’appartement et nous sommes dirigées vers le métro afin de nous rendre chez madame Dumas. Le couvre-feu pour les Parisiens commençait à 22 heures, mais pour les Juifs, il débutait à 20 heures et nous ne pouvions voyager que dans le dernier wagon du métro. Maman, madame Dumas et moi avons évité précisément ce wagon-là. Il y avait foule dans le métro, y compris des soldats allemands. Madame Dumas et Maman ont pris place ensemble sur une banquette. Je me suis assise seule sur un strapontin, un siège amovible placé à côté des portes. Sur la banquette en face de moi se trouvait un monsieur d’un certain âge. J’ai remarqué qu’il me dévisageait avec insistance. Il ne cessait de porter son regard de mon visage à mon manteau. J’étais à la fois apeurée et perplexe. Il a finalement capté mon regard, qu’il a soutenu, puis il a fixé mon manteau à nouveau. J’ai baissé les yeux et, à ma grande frayeur, j’ai vu pendre du côté gauche de mon manteau beige des fils jaunes qui provenaient de l’étoile récemment décousue. Je me rappelle avoir placé la main droite sur mon épaule gauche et commencé lentement à retirer les fils. J’ai vu le vieil homme sourire ; il est descendu à l’arrêt suivant.
Madame Dumas nous a emmenées à son appartement où nous avons passé la nuit. Le lendemain matin, le 16 juillet 1942 à 7 heures, Maman m’a laissée en compagnie de madame Dumas. Il avait été décidé que celle-ci m’emmènerait en train jusqu’à un hameau appelé Le Bois Mouchet, en Normandie. L’année précédente, j’y avais passé une partie de mes vacances. Quand ma mère est sortie, le couvre-feu n’était pas encore levé (il le serait à 8 heures), mais elle s’est quand même aventurée dans les rues désertes pour rejoindre la résidence de sa mère et de sa soeur afin de les mettre en garde contre la rafle qui se préparait et qu’on allait appeler la « rafle du Vel’ d’Hiv’ ».
Comme les portes du métro n’ouvraient qu’une fois le couvre-feu levé, elle a dû se rendre à pied chez sa soeur et sa mère. Elle m’a dit plus tard qu’elle se glissait furtivement d’une porte à l’autre, courait quand elle le pouvait et se cachait quand elle entendait des bruits de pas. Entre l’immeuble de madame Dumas et celui de ma grand-mère, le chemin était long, mais Maman l’a parcouru en un temps record. Gromè habitait au troisième étage et Maman a escaladé la volée d’escaliers en courant. Quand elle est parvenue au deuxième étage, se dirigeant vers le troisième, elle a vu sa soeur escortée par deux policiers français. Quand elle a aperçu ma mère, ma tante, qui ne pouvait toujours pas s’exprimer en français, lui a dit en yiddish : « Tu vois, ils m’emmènent ! » Maman s’est plaquée contre le mur et n’a pas osé proférer un mot, car elle savait qu’une réponse de sa part la condamnerait elle aussi. Elle a regardé sa soeur se faire emmener, et c’est la dernière fois qu’elle l’a vue. Plus tard, Maman a appris qu’on l’avait emmenée à Drancy, un camp de transit à proximité de Paris, puis déportée à Auschwitz. L’arrestation de ma tante a beaucoup tourmenté ma mère au cours de sa vie et elle s’est reprochée de n’avoir pas osé lui parler. « Ma sœur est allée à sa mort en croyant que j’étais fâchée contre elle », disait-elle souvent.