Le Refuge du silence
Des traces dans la neige
Nous avons toutefois quitté les Granli bien avant l’été et de façon abrupte. En mars 1942, le lensmann est venu nous transmettre une nouvelle fort inquiétante : une rafle allemande était imminente dans les villages de la région. Il nous exhortait à partir sur-le-champ pour Buahaugen. Nous étions terrifiés à l’idée de nous rendre au seter à cette période de l’année sans préparation. Comment allions-nous nous débrouiller seuls là-haut ? Comment allions-nous nous approvisionner ? Nils promettait de trouver quelqu’un qui nous acheminerait régulièrement le nécessaire. Nous n’avions pas d’autre choix que de le croire. C’est ainsi que, par une belle journée ensoleillée, nous avons chaussé nos skis et nous sommes partis accompagnés d’un voisin, chacun transportant le plus de provisions possible.
Puisque nous devions avancer dans une neige épaisse, il nous a fallu plusieurs heures avant d’atteindre le seter, même si notre progression en file se faisait dans les traces profondes laissées dans la neige par le premier d’entre nous. À notre arrivée, nous avons à peine reconnu Buahaugen : le paysage semblait figé dans le temps. Notre voisin nous a aidés à transporter du bois de chauffage à l’intérieur, puis à allumer un feu dans la cheminée et dans le poêle pour réchauffer le chalet. Cela fait, il est reparti, nous laissant seuls dans la vaste étendue de neige et de glace.
Le ruisseau était gelé, à l’exception d’une petite ouverture par laquelle nous puisions de l’eau à boire. L’opération se faisait bien évidemment à ski. Lorsque nous avions besoin d’eau pour nous laver ou faire la lessive, nous faisions fondre de la neige dans une grande marmite. La nuit, il faisait terriblement froid dans le chalet, et c’était généralement ma mère qui allumait le feu le matin avant que mon père et moi nous levions. Nous ne pouvions nous aventurer dehors sans chausser nos skis. Il était bien difficile de croire que nous tiendrions le coup jusqu’à l’arrivée des paysans au début de l’été. Mais c’est ce que nous avons fait, ou du moins mes parents.
Quelques jours à peine après notre arrivée dans les montagnes, j’ai fait la chose la plus égoïste qui soit, avec mon jeune âge pour seule excuse. J’ai annoncé à mes parents que je souhaitais retourner à Rogne pour habiter chez les Granli et aller à l’école. Leur réaction était prévisible. Moi, le seul lien qu’ils avaient avec le village s’il arrivait un malheur à mon père, je voulais les abandonner ? Ils ont néanmoins fini par me laisser partir à condition que je revienne toutes les fins de semaine avec des provisions.
J’ai donc chaussé mes skis pour reprendre la piste que nous avions tracée quelques jours auparavant. Pendant un instant, je me suis sentie libre comme l’air, avant de me rendre compte que j’étais seule dans un immense désert blanc qu’il me fallait traverser. Que m’arriverait-il si je tombais sans pouvoir me relever ?