In Search of Light
« J’ai compris que nous n’étions pas comme les autres, qu’on nous considérait comme des étrangers - plus précisément comme des étrangers d’un pays ennemi- et que des règlements particuliers s’appliquaient à nous. »
Martha Salcudean n’a que 10 ans lorsque son enfance prend fin brutalement. Cela fait déjà plusieurs années que la guerre fait rage en Europe, mais en Transylvanie du Nord, territoire annexé à la Hongrie, l’invasion allemande de 1944 entraîne une intensification des persécutions. Du jour au lendemain, Martha et ses parents sont contraints de vivre dans des ghettos où ils sont exposés à une extrême cruauté. Au moment d’embarquer dans un wagon à bestiaux, le père de Martha doit faire un choix impromptu et sa décision va préserver la famille d’une mort certaine à Auschwitz. Ils font partie du groupe de Juifs sauvés par Rudolf Kasztner suite à des négociations menées avec les nazis. Après la guerre, Martha et les siens regagnent leur pays natal où ils tombent sous le coup de la dictature communiste nouvellement établie. Ses mémoires « In Search of Light » décrivent les années sombres passées sous deux régimes totalitaires ainsi que le retour à une vie libre au Canada, où Martha peut finalement prendre en main sa propre destinée.
La Fin de mon enfance
Après l’arrivée au pouvoir des nazis, une partie de notre maison a été réquisitionnée pour servir aux officiers de l’armée allemande, notamment aux recrues de la SS. Un jour, l’un d’eux a dit à mon père : « Herr Doktor, wir haben das Krieg verloren » (Docteur, nous avons perdu la guerre). Terrorisé, mon père n’a pas su s’il devait confirmer ou contester l’affirmation de l’officier allemand, de peur que ce dernier n’y voit de la provocation. Nous étions en 1944, la guerre tirait à sa fin, et il se pouvait fort bien que certains soldats aient été conscients de la défaite imminente de leur armée. Malgré tout, la propagande d’Hitler demeurait extrêmement puissante et efficace.
Un jour, les officiers allemands ont annoncé à mes parents qu’ils voulaient organiser une fête dans notre maison, exigeant de ma mère qu’elle cuisine, et de mon père qu’il nettoie et range après. Mes parents n’étaient pas autorisés à quitter la maison, ils étaient terrorisés à l’idée que les soldats s’enivrent et que la situation ne dégénère. À leur demande, j’ai passé la nuit chez des amis avec pour consigne, dans l’éventualité que les soldats tuent mes parents durant la nuit, de me réfugier chez un proche. Aujourd’hui encore, je me souviens que je n’ai pas pleuré. Les expériences vécues m’avaient transformée en adulte, capable de voir le monde tel quel et non tel que je le concevais dans mes rêveries d’enfant.
Le 2 mai, un enseignant du secondaire, un Allemand de souche, a frappé à la fenêtre de notre maison pour avertir mon père que nous serions emmenés le lendemain matin. Sans possibilité de fuite et sans cachette, nous nous sommes résignés à rassembler nos affaires pendant la nuit. Avant de poursuivre mon récit, je tiens à préciser que la terreur vécue durant les mois précédents avait, d’une certaine manière, fait de moi une adulte. En l’espace de quelques mois, j’avais perdu mon innocence.
En effet, au matin du 3 mai 1944, des membres de la csendőrség (gendarmerie) hongroise sont venus à la maison. Ils nous ont forcés à défaire nos bagages et contraints de prendre beaucoup moins d’effets que prévu – ne permettant qu’un seul vêtement de rechange – puis ils nous ont chargés sur un camion. En route, un officier a remarqué que mes parents portaient encore leurs alliances et les a avertis qu’ils n’étaient pas autorisés à les garder. Mon père a alors retiré la bague de ma mère, puis la sienne, et les a lancées sur la route. Curieusement, ce sont les seuls objets à valeur sentimentale qui ont survécu. À notre retour, mes parents ont récupéré les deux anneaux dans une enveloppe conservée à la mairie. Le reste de nos possessions a disparu.
Les gendarmes nous ont conduits dans un ghetto aménagé dans une briqueterie située à l’extérieur de la ville. Sur l’ensemble de la population juive du ghetto, on comptait trois médecins dont mon père et ma mère. Quand nous sommes arrivés, un officier SS a pris son pistolet et l’a braqué sur mes parents en disant : « Si quelqu’un tente de fuir, je vous abattrai, ou bien peut-être toi, ou toi encore. » Cette scène dont j’ai été témoin reste gravée dans ma mémoire. En réalité, personne ne pouvait s’échapper, il s’agissait seulement d’une mise en scène visant à nous terroriser.
À propos de l'auteure
Dre Martha Salcudean est née en 1934 à Cluj en Roumanie. Elle a émigré au Canada en 1976 où elle a enseigné à l’Université d’Ottawa, puis occupé le poste de directrice du département de génie mécanique à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC). À ce jour, Martha est titulaire de trois doctorats honorifiques et de plusieurs prix et distinctions prestigieuses. Aujourd’hui, elle est professeure émérite à UBC et vit à Vancouver.
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