Une enfance à la dérive
Le Train
Tôt un matin, Maman est entrée dans la chambre où j’avais passé la nuit avec des amis hollandais. Tiré de mon sommeil, quelle n’a été ma surprise en voyant ma mère en larmes m’ordonnant de vite me lever et de m’habiller parce que la police nous attendait devant l’hôtel. Elle m’a supplié de pleurer dans l’espoir d’attendrir les policiers. Mais, curieusement, alors que j’avais été assez pleurnicheur jusqu’alors, je ne suis pas parvenu à verser une seule larme. J’ai regardé Maman avec des yeux effrayés et suppliants, mais je me sentais trop hébété pour pleurer. Dans la rue, nous avons rejoint un grand groupe de Juifs raflés comme nous dans notre hôtel mais aussi ailleurs en ville. À mon grand désarroi, j’ai découvert que papa ne se trouvait pas parmi nous. Il était sorti avant l’arrivée de la police, peut-être pour acheter un journal, ou peut-être était-il parti en quête d’une éventuelle cachette pour nous ? Je ne le saurai jamais.
On nous a menés en une lugubre procession le long de la rue qui menait à notre destination, la gare. Le chef de police responsable de notre groupe était une brute solidement charpentée arborant une moustache à la Staline ; il nous a injuriés, nous a lancé des insultes antisémites, bousculant et malmenant notre pitoyable troupeau jusqu’au bout. Ce qui s’est passé ensuite lorsque nous sommes arrivés sur la place devant la gare a été un véritable coup de théâtre : grâce à une incroyable coïncidence, tante Fella était arrivée de Limoges par le train de nuit et sortait de la gare au moment même où l’on nous y amenait ! J’entends encore son cri d’étonnement : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’il se passe ? » Puis, voyant que je me trouvais en bout de colonne et que le chef de police s’en était momentanément détourné, elle m’a tiré par la main en chuchotant : « Viens, sauve-toi avec moi ! » Mais j’étais trop abasourdi pour courir. Un instant plus tard, le chef de la police s’est retourné et a aperçu ma tante qui tentait de me faire sortir du rang. Il s’est précipité sur nous, l’a giflée sur les deux joues – elle, si menue et si fragile – et m’a brutalement attrapé par les cheveux et le siège de mon pantalon.
Tout en me maintenant fermement tandis que je me débattais et hurlais, la brute s’est ruée dans la gare vers le train à l’arrêt, passant à côté de Maman en larmes qu’on traînait par terre malgré son opposition violente et ses cris. À la gare régnait une panique totale tandis que l’on poussait et bousculait les hommes, les femmes et les enfants pour les forcer à monter à bord du train...
Juste au moment où le chef de la police allait me jeter dans le train, deux gendarmes en uniforme kaki ont fait irruption pour l’en empêcher. Sans un mot, la brute m’a relâché. L’un des deux gendarmes m’a tiré à part, puis m’a doucement pressé le visage contre sa poitrine pour m’épargner la vue de ces scènes atroces. Au bout d’un moment, il a pris ma tête dans ses mains pour la tourner vers le train : « Regarde, ta mère est à la fenêtre là-bas et elle te fait signe de la main pour te dire au revoir. » Son train s’est alors ébranlé. C’était la dernière fois que je voyais ma mère.