Sur la corde raide
D’une rive à l’autre
Nous avons passé une demi-journée atroce à descendre le versant de la montagne, nous frayant péniblement un chemin jusqu’au Doubs à travers les arbres et les broussailles. Nous faisions attention à ne pas glisser afin de ne pas déchirer nos pantalons.
Nous étions rendus à un endroit du massif jurassien où le Doubs coule dans une gorge escarpée mais étroite. Les falaises rocheuses couvertes de grands arbres tombaient à pic dans l’eau, où de petites bordures de plage émergeaient parfois. Là où nous avions abouti, le chenal de la rivière n’était pas très large mais profond, et le courant était rapide. D’un côté se trouvait la France ; de l’autre, la Suisse.
Quand nous avons enfin gagné la rive, nous avons constaté qu’il n’y avait aucune patrouille en vue. Nous pouvions traverser, mais le courant était fort, et je ne savais pas nager. Piefke a sauté à l’eau et a franchi la rivière à la nage. Je me suis dit que je parviendrais peut-être à le suivre, que la peur me pousserait à avancer.
J’ai sauté, mais je n’ai pas réussi à nager. J’ai failli me noyer. M’agrippant à quelques roseaux, je suis parvenu à garder la tête hors de l’eau et à regagner la rive. Je me trouvais toujours du côté français. Déjà de l’autre côté, Piefke m’interpellait. J’ai pensé : « Oh, mon Dieu, je suis coincé ici, je vais me faire prendre. » Les patrouilleurs ne tarderaient plus à s’approcher : j’entendais leurs chiens aboyer.
Courant dans tous les sens, j’ai aperçu une barque attachée à un piquet de métal par une chaîne. Serais-je capable de libérer la chaîne ? De sortir le piquet de terre ? De détacher la barque ? Je n’avais rien pour m’aider. J’ai empoigné la chaîne, puis j’ai tiré et tiraillé. J’ai continué de tirer, de forcer. En situation extrême, il n’y a à peu près rien d’impossible. J’ai fini par arracher le piquet.
La barque était détachée, mais il n’y avait pas de rames. J’ai sauté à bord et je me suis servi de mes mains pour ramer. C’était très difficile. Je contrôlais à peine l’embarcation.
Par une chance inouïe, j’ai réussi à manœuvrer la barque jusqu’au milieu de la rivière. Je me suis redressé, puis je me suis élancé hors de l’embarcation, atteignant presque la rive d’un seul bond. Me relevant avec difficulté, j’ai pataugé hors de l’eau.
Je m’étais rendu du côté suisse. J’ai commencé à gravir le versant. J’avais complètement perdu Piefke de vue. Il commençait à faire nuit, et la forêt longeant la rivière était dense.
Je venais à peine d’atteindre la rive suisse quand j’ai entendu des voix allemandes de l’autre côté. Ils criaient que la barque avait disparu, que leur embarcation de patrouille n’était plus là. Ils beuglaient : « Wo ist das Boot ? Das Ruderboot ist verschwunden ! Etwas stimmt nicht ! » (Où est le bateau ? La barque a disparu ! Il y a quelque chose qui cloche !)
Les chiens aboyaient férocement – tellement que je craignais qu’ils traversent la rivière. On racontait que les patrouilles allemandes passaient du côté suisse pour rattraper quiconque leur avait échappé et que les gardes suisses ne surveillaient pas la frontière avec autant de zèle. Je n’ai vu aucun garde suisse, et les Allemands sont restés de l’autre côté.
Le matin venu, j’ai retrouvé Piefke très haut dans la montagne. Après avoir atteint le sommet, nous nous sommes étendus au soleil pour faire sécher nos vêtements encore tout trempés.
Nous nous sommes étreints en nous félicitant mutuellement : « Nous avons réussi ! Nous sommes libres ! Nous sommes dans un pays libre ! Toutes ces souffrances sont derrière nous. »
Nous avions réussi au-delà de nos espérances les plus folles. Ensemble, à la fin du mois d’août 1942, nous avions été capables de pénétrer en Suisse, sans argent, sans guide. Nous avions franchi trois frontières en six semaines à peu près, un exploit remarquable sachant que nous avions accompli tout cela plus ou moins par nous-mêmes.