Pendant la saison des lilas
Fenêtre sur la vie et la nostalgie d’Auschwitz
Soudain, nous nous sommes arrêtées dans une ville. L’endroit était bien éclairé, et de la gare, nous pouvions apercevoir les rues. Mon Dieu, quelle émotion j’ai pu ressentir à ce moment-là ! Jamais je n’avais connu une peine aussi amère. Était-ce bien vrai qu’en ce monde, des gens continuaient de vivre normalement ? Existait-il encore des femmes élégamment vêtues, des bébés aux visages souriants ? Nous n’avions croisé aucun enfant en cinq mois – cinq mois qui nous avaient anesthésié les sens. Peut-être avions-nous même perdu notre âme. Désormais, nos deux seules préoccupations étaient d’éviter les morsures de la faim et celles du froid.
Du train, je pouvais observer un intérieur de maison. Une lampe diffusait sa douce lumière sur la table recouverte d’une nappe blanche autour de laquelle la famille avait pris place. Un père, une mère et quatre enfants dînaient tranquillement. Non ! Que cesse cette vision insupportable ! C’en était trop pour nous ! Depuis cinq mois, nous n’avions pas pu nous asseoir sur une chaise ; nous devions nous accroupir, l’échine courbée, pour ne pas nous cogner la tête à la couchette du dessus. Nos maisons à nous n’appartenaient plus qu’au monde des rêves dont nous émergions pour replonger dans l’impitoyable réalité. J’avais le sentiment que nous ne reverrions jamais nos proches ; je ne savais pas où les situer dans mes pensées. János, mon grand échalas de fils, un être fragile qui ne vivait que pour ses livres ! Mon cher mari, qui partageait jusqu’à mes pensées mêmes ! Où se trouvaient-ils à présent ? Étaient-ils seulement en vie ?
Le visage ruisselant de larmes, j’ai fermé le rideau de la fenêtre. Quand le train est reparti de nouveau, il ne restait plus rien de l’optimisme qui nous habitait en quittant le Lager. Nous étions comme ces feuilles mortes emportées par le vent d’automne. Une nuit affreuse s’est écoulée puis, peu avant l’aube, alors qu’il faisait toujours noir et que tombait une pluie battante, nous sommes arrivées à notre destination. Elle nous était restée inconnue jusqu’alors. À la descente du train, j’ai pu distinguer devant nous une masse d’eau ondoyante et menaçante. L’eau nous entourait de toutes parts : celle du lac s’étendant à perte de vue et la pluie qui nous dégoulinait dans le cou. Enfin, nous avons aperçu le nom de la gare : Schlesiersee. Il désignait à la fois le lac et la petite ville sur sa rive.
En rangs par cinq, nous avons entamé notre périple. Les contours de la petite ville se révélaient dans la lumière grise qui précède l’aube. Des maisons cossues, toutes plus belles les unes que les autres, des rues bien entretenues. Personne en vue à cette heure matinale, mais derrière certaines fenêtres, nous voyions apparaître ici et là une main de femme soulevant un de ces rideaux blancs comme neige si typiques des demeures paisibles, puis une paire d’yeux curieux. Je me demande à quoi pouvaient bien penser ces gens en voyant une colonne de deux mille femmes avancer sous la pluie diluvienne.
Nous avons marché pendant des heures. La ville a disparu derrière nous et nous ne voyions plus que des champs dénudés. Pas une seule cheminée d’usine à la ronde, ce qui nous a déçues car nous avions espéré que notre prochain travail ait lieu à l’abri. Nous étions à la fin octobre, après tout : qu’y avait-il à faire dans les champs ? Nous apercevions toutes sortes de moulins à vent ; je n’en avais jamais vu que sur des cartes postales envoyées de Hollande. Ils deviendraient la toile de fond de la tragédie qui se jouerait bientôt sur ces terres et dont nous serions les malheureuses protagonistes. Nous sommes passées par deux villages. Les gens, qui venaient tout juste de se lever, secouaient la tête en observant la triste colonne détrempée que nous formions. La pluie qui nous avait tourmentées depuis le début de notre exil continuait de nous ruisseler dessus. Nos nouveaux vêtements, dont nous étions si fières, n’étaient plus que des chiffons dégoulinants d’eau. Je marchais sur mes bas, que j’avais cessé de tirer. Ils étaient en loques quand nous sommes arrivées devant une petite ferme qui se tenait toute seule, au milieu des champs.
La peur m’a transpercé le coeur. Était-ce là que nous allions vivre ? En automne ? En hiver ? Non ! L’endroit dépassait nos scénarios les plus pessimistes. C’était inimaginable. Pourtant, il n’y avait rien d’impossible, rien d’incroyable. Nous nous sommes avancées dans la cour et on nous a fait placer en formation carrée. Jamais, pas même en arrivant à Auschwitz, je n’avais ressenti un tel désespoir. Depuis le début, je redoutais l’absence d’installations adéquates. À Auschwitz, l’électricité et les Waschräume m’avaient rassurée. À présent, même les chambres à gaz semblaient préférables à la mort dans cet endroit. Dès que j’ai vu cette ferme, j’ai été convaincue que nous ne passerions pas l’hiver.