L’Album de ma vie
Quand ma vie a basculé
Les troupes allemandes sont entrées dans Łódź le vendredi 8 septembre 1939. C’était un bel après-midi ensoleillé et je me suis dirigée vers la place Wolności pour voir arriver les occupants. Ils sont arrivés à pied et en camions, impeccables dans leurs uniformes et leurs bottes bien astiquées. Plusieurs d’entre eux portaient des fleurs offertes par la population allemande de la ville. L’hôtel de ville et d’autres édifices étaient pavoisés d’immenses drapeaux arborant des croix gammées. Autrement dit, la ville déroulait le tapis rouge pour accueillir les envahisseurs que certains considéraient comme des libérateurs. L’importante population allemande de la ville ouvrait les bras à ses compatriotes et ce, même si la communauté était installée en Pologne depuis des générations. On ne voyait pas beaucoup de visages tristes dans la foule et les Juifs se faisaient rares.
Les signes avant-coureurs de ce qui allait se passer sont apparus presque immédiatement. J’ai vu de mes yeux un soldat tirer un vieillard juif par la barbe et le jeter à terre à coups de pied parce qu’il ne remplissait pas assez vite les tranchées creusées quelques jours auparavant pour arrêter les chars d’assaut allemands. Je me souviens comme nous nous étions sentis enthousiastes et patriotes en les creusant.
Varsovie a capitulé vers la fin du mois de septembre, après des semaines de siège et de bombardements continus, et l’armée allemande victorieuse a occupé la ville le 1ᵉʳ octobre 1939. Dans la capitale conquise, des immeubles incendiés et détruits montraient les ravages causés par l’armement moderne. Cette belle ville qui avait été un foyer culturel important a été réduite en cendres. Presque tous les défenseurs de Varsovie étaient morts et même s’ils ne pouvaient résister plus longtemps, les courageux survivants gardaient le moral.
Le magasin de ma sœur était situé en face du Zielony Rynek, le « marché vert ». Un dimanche, peu de temps après l’arrivée des Allemands, alors que les échoppes du marché étaient fermées et que quelques gamins jouaient au football, un camion de soldats allemands est arrivé. Il s’est arrêté et les soldats ont commencé à jouer avec les garçons, ce qui a terrifié tout le monde. Une autre fois, avant l’adoption des lois impitoyables nous interdisant l’accès aux parcs, je me promenais dans le parc avec ma nièce quand un soldat un peu plus âgé s’est mis à jouer avec Miriam. Les larmes aux yeux, il m’a confié qu’il avait laissé un bébé du même âge en Allemagne. Je ne me souviens pas d’avoir été témoin d’autres manifestations de gentillesse. Ce même soldat n’aurait peut-être pas hésité à tuer un bébé juif en lui fracassant la tête contre un mur. Ces exemples sont tout simplement trop insignifiants quand on pense à ce qui allait nous arriver.
À peine entrés dans Łódź, les Allemands ont aussitôt dynamité le monument du héros polonais Tadeusz Kościuszko au centre de la place Wolności. Je me souviens de l’avoir vu gisant par terre un jour où je me promenais. La tête était séparée du torse. Un soldat allemand triomphateur se faisait photographier, un bras autour de sa petite amie, un pied sur la tête de Kościuszko.
Peu de temps après, toutes sortes de restrictions et de décrets sont entrés en vigueur, tous plus déshumanisants les uns que les autres. Il y en avait tant qu’il est difficile de se les rappeler tous, mais certains me sont restés en mémoire. Les Juifs, quel que soit leur âge, n’avaient plus le droit de fréquenter des écoles ou des instituts d’études supérieures et c’est ainsi que mes études ont pris fin quand j’avais 14 ans. Il nous était interdit d’utiliser les transports en commun et d’entrer dans un parc, un théâtre ou un cinéma. Un couvre-feu était imposé de 19 heures à 7 heures. Nous devions changer de trottoir à l’approche d’un soldat allemand. Le comble de l’humiliation, c’était que nous devions porter un brassard comme signe de notre identité juive. Désobéir à ce règlement était passible de la peine de mort.