Cachée
L’arrestation de Papa
Papa a mis son chapeau de travers, le col de son paletot est à l’envers. Maman lui tend sa petite valise : « Voilà quelques vêtements… » précise-t-elle avec tristesse.
Ils descendent en débandade. Je les regarde éberluée, du haut de l’escalier, puis je suis maman, comme une somnambule, jusqu’à la fenêtre de la cuisine. Papa veut entrer aux cabinets, ils l’en empêchent ! Ils l’empoignent par le bras et le traînent comme un forçat !
La concierge trouve ça rigolo, à l’abri derrière sa fenêtre. Elle m’énerve celle-là ! « À bientôt ! » hurle papa, penchant sa tête en arrière. Il n’est pas bête, mon père, elle verra quand il reviendra ! Les agents et papa vont si vite que, lorsque nous arrivons à la fenêtre sur la rue, ils sont déjà loin. « Il ne s’est même pas rasé et n’a rien mangé… » balbutie maman, affligée.
Nous voyant, ma soeur et moi, elle change de ton : « Habillez-vous, on va l’accompagner ! » Je ne me suis jamais tant pressée. Maman s’est joliment arrangée. Elle tient un paquet dans ses mains, au cas où papa en aurait besoin. Elle part avec Henriette, sans fermer la porte. Elle revient me prendre et fonce à toutes jambes, Henriette nous suit.
Nous voici dehors. Ouf ! Ils sont encore là ! Nous allons revoir papa ! Nous sommes chaussées de nos pantoufles. Il est en conversation avec le Dʳ David, le Dʳ Waïsman qui est dentiste, M. Salonès et d’autres gens. « Moëshalé… Moëshalé ! » appelle maman. Ça y est! Il nous a vues ! Il se retourne, bras tendus. Je suis émue. Il fait un grand pas en avant. « Halte-là ! Bougez pas de là ! » fait un homme méprisant. Nous nous approchons toutes les trois. Et d’un bond, ma soeur et moi sommes dans ses bras. C’est incroyable ce qu’il me serre, je ne m’en fâche pas, au contraire! Je m’attache à son corps et je dévore son visage. Il ne partira pas sans moi ! Je l’embrasse malgré les piquants de sa barbe. Il me regarde droit dans les yeux. Je ne pourrai plus le lâcher…
Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? Une voiture vient d’arriver. Les policiers braquent leurs armes! « Mes chères petites, Henriette et Marguerite, il faut se quitter maintenant, mais pas pour longtemps! Soyez gentilles avec maman, évitez les tracasseries inutiles, c’est promis ? » Nous faisons signe que oui.
Quelqu’un ouvre la belle grille et on place les hommes en file. Papa relâche son étreinte en se baissant pour nous faire descendre toutes les deux. Je ne veux rien entendre. « Voyons mes enfants, c’est au tour de maman ! » Je m’agrippe encore plus, j’ai le droit à mon âge. « Il faut se quitter, je dois parler avec elle. » Il me repousse doucement. Elle pleure, il la console et la cajole à mes dépens. Dans ma douleur, je suis jalouse.
Il enlace tendrement son épouse : « Calme-toi, Rokhalé, calmetoi, s’il te plaît ! » Ils se chuchotent des choses à l’oreille… « La liste est complète ! On embarque, messieurs dames ! » Les agents font l’appel, séparent brutalement les femmes des hommes : « David ! Eliash ! Solanès ! Waïsman ! …» On les entasse comme des sardines dans la traction kaki. Papa s’incline et crie : « Courage, Rachel! Courage, mes enfants! À bientôt!»
J’ai trop de peine. Maman marmonne entre ses dents : « Courage, Moïshinké, courage ! » J’ai mal au ventre, il faudrait que je rentre. Les tractions démarrent à vive allure. Nous faisons des signes de la main vers la voiture, qui disparaît dans le lointain.
Le jour se lève, avec ma haine. J’ai le coeur si lourd…