Un combat singulier : Femmes dans la tourmente de l’Holocauste
Si seulement le monde avait réagi plus tôt par Rebekah (Relli) Schmerler-Katz
Deux semaines après notre arrivée au Ghetto, on nous a conduits à un cimetière. Nous étions quelques centaines, debout en rangs par cinq, à attendre. En cette belle journée de mai, chaude et ensoleillée, la nature verdoyante se réveillait et les fleurs s’épanouissaient. Malgré la quantité de personnes rassemblées, pas un bruit ne se faisait entendre, hormis le gazouillis des oiseaux et les pleurs d’un bébé ici et là. Devant nous, des gendarmes hongrois ont commencé à aligner des mitrailleuses. Puis ils ont passé un moment à ajuster et réajuster ces armes braquées sur nous. Ces sadiques semblaient prendre un malin plaisir à lire dans nos yeux une terreur grandissante. Un homme de notre groupe a osé demander à l’un de nos tortionnaires ce qui allait nous arriver. Le gendarme a alors répondu haut et fort : « Ce soir, vous mangerez tous des pissenlits par la racine. » Cette explication cruelle était inutile : nous savions tous ce qui allait nous arriver.
J’étais jeune et j’adorais le printemps, ma saison favorite. Jetant un regard alentours, j’ai tenté de me souvenir de tout ce qui m’entourait pour la dernière fois. Pourtant, notre périple ne s’est pas achevé dans ce cimetière. Les gendarmes nous ont fait subir un à un une fouille complète, y compris corporelle, à la recherche d’objets de valeur. Je me tenais à côté de mon père qui avait nos cinq certificats de nationalité dans la pochette de son veston. Comme je l’ai mentionné précédemment, ces papiers étaient extrêmement précieux et nous y tenions comme à la prunelle de nos yeux. Dès que le gendarme a mis la main sur les documents dans la poche de mon père, ce dernier s’est écrié, paniqué : « Ce sont nos certificats de nationalité ! » Le policier les a déchirés et jetés à terre en hurlant : « Vous n’en aurez plus besoin ! »
Les gendarmes nous ont ensuite fait traverser des tentes qui menaient à un champ où nous attendait un long train de marchandises. Ils nous ont fait monter groupe par groupe dans les wagons. Mes parents, ma soeur, mon frère et moi nous tenions serrés les uns contre les autres. Lors du comptage des groupes, les gendarmes se sont arrêtés juste après mes parents et ma soeur et leur ont ordonné de monter dans un wagon. Cela signifiait que mon frère et moi prendrions le suivant. Mes parents se sont alors mis à supplier qu’on ne nous sépare pas. Deux personnes ont même offert de changer de place avec nous. En vain. Quand j’ai imploré les gendarmes à mon tour, ils m’ont battue à coup de matraque.
Mon frère, le regard triste, est demeuré silencieux durant tout le trajet. On aurait dit qu’il savait que ce serait notre dernier voyage et que nous ne nous reverrions jamais. Je lui ai dit de se souvenir de deux mots : « Duparquet, Québec », le nom de la petite ville minière au Canada où vivait le frère de ma mère. « Si nous survivons, ai-je ajouté, c’est là que nous devons nous retrouver. »
Je ne me souviens plus combien de jours et de nuits nous avons passé dans ce train, à dormir par terre, privés de nourriture, ne nous arrêtant qu’une seule fois par jour pour qu’on vide les seaux hygiéniques qu’on nous avait donnés. Nous avons fini par comprendre que nous roulions plein nord, vers la Pologne. Nous pouvions apercevoir des villes complètement détruites par les bombardements, où seuls subsistaient des moignons de murs. Je me souviens de Cracovie, noircie par la fumée et les incendies. Nous avons poursuivi notre course vers le nord, puis nous avons bifurqué vers l’ouest.
Tôt un matin, le convoi s’est arrêté. En regardant dehors, nous avons aperçu de jeunes hommes revêtus de pyjamas rayés bleu et gris, et munis d’un calot sur la tête. J’ai vite compris que ce que j’avais pris pour un pyjama constituait en fait l’uniforme des détenus. Nous avons dû attendre quelques heures avant de pouvoir descendre du train à notre tour. Les détenus en uniformes rayés nous aidaient à sortir. Mon frère et moi avons retrouvé nos parents sur le quai. Un énorme vacarme régnait, où dominaient les cris et les hurlements. Nous étions complètement perdus. Des militaires allemands flanqués de gros chiens arpentaient le quai. Les détenus en uniformes rayés – des Juifs polonaise – nous criaient après en nous pressant de nous mettre en rang par cinq. Au milieu de cette terrible panique, j’ai constaté qu’on séparait notre groupe des enfants, des personnes âgées et des hommes.
Un détenu m’a regardée en me demandant de lui montrer qui était ma mère. Quand il l’a vue, il m’a dit : « Embrasse ta mère. Embrasse-la encore. » Comprenant soudain que je ne la reverrais jamais, j’ai demandéau détenu : « Allons-nous rester en vie ? » Il m’a répondu, catégorique : « Vous, les jeunes, oui. »