Soudain, les ténèbres
Un tragique silence
À la fin de la journée, on nous a convoyés à la gare. Je n’étais pas du tout préparé à ce qui nous attendait sur la rue principale. Une foule s’était rassemblée le long des trottoirs et tous ces gens, dont plusieurs douzaines de membres des Croix fléchées, nous criblaient de quolibets, riaient et applaudissaient bruyamment pour exprimer leur joie de voir partir les Juifs. Ils songeaient sans doute déjà au bonheur qu’ils auraient le lendemain à piller nos maisons abandonnées. Derrière eux, des centaines de personnes observaient la scène en silence, réaction qui m’a rempli de douleur et m’a profondément perturbé. Jusqu’alors, j’avais cru qu’ils nous manifesteraient leur soutien.
En Hongrie centrale, aucun groupe ne s’est soulevé contre les nazis et leurs collaborateurs, comme cela s’est fait en Slovaquie et en Pologne. Depuis le début des années 1920, la société hongroise présentait un caractère homogène dans un État policier réglementé, et j’imagine que personne n’osait prendre le risque d’attiser la colère de ces brutes antisémites. Malgré tout, cette passivité de la part des citoyens de notre propre ville nous a porté un coup. La vue de cette foule silencieuse m’a causé un choc dont je ne me suis jamais remis.
Le lendemain matin, nous sommes arrivés à Debrecen, où les policiers concentraient les Juifs provenant des petits ghettos de la région avant de les déporter ailleurs par convois ferroviaires. La plupart de ces centres de rassemblement étaient d’anciennes briqueteries, ou des établissements de même type, situés en bordure de ville. À Debrecen, il s’agissait d’une tannerie, un endroit pire que ne l’aurait été une briqueterie. Comme on y faisait tremper les peaux en plein air dans des cuves d’eau pour faciliter l’enlèvement des poils, il n’y avait que des murs, et pas de plafond car la pluie ou la neige accélérait le processus. Pour les Allemands et leurs associés hongrois, c’était tout ce que nous méritions.
Je ne me souviens plus du nombre de bâtiments à ciel ouvert qui s’y trouvaient, mais de 3 000 à 5 000 personnes étaient entassées en ce lieu. Celui où l’on nous a forcés à nous installer était si bondé que nous ne pouvions que déposer nos biens par terre. Le soir, ma grand-mère et mes petits frères se recroquevillaient sur les bagages pour tenter de dormir. Ma mère et moi restions debout, les pieds plantés parmi eux, nous appuyant l’un contre l’autre pour essayer nous aussi de dormir ou du moins de sommeiller un peu. Il s’est mis à pleuvoir dès le premier soir sur cette foule compressée de façon inhumaine, et cela a duré sans interruption deux jours et deux nuits. Le sol n’était plus que boue ; nous étions trempés jusqu’aux os.
Durant la journée, on nous autorisait à nous déplacer à l’intérieur de l’enceinte. J’y ai vu des policiers sadiques à l’oeuvre ; ils avaient été recrutés dans d’autres régions du pays pour éviter toute forme de clémence à l’égard de personnes qu’ils auraient pu connaître. Ils battaient les gens, les punissaient pour la moindre infraction. Le premier jour, j’ai aperçu l’un des citoyens les plus âgés de ma ville, Louis Angyal, malentendant, faible et presque aveugle, qui marchait avec sa canne blanche au beau milieu de la cour où se trouvaient des wagons de marchandises, portes ouvertes. Alors qu’il se déplaçait d’un pas traînant, un garde lui a crié de s’arrêter, mais comme M. Angyal entendait mal, il a continué à marcher. Après le troisième cri, ils l’ont saisi, l’ont battu et l’ont accroché par les poignets à un coin de la porte ouverte d’un wagon. Il s’est évanoui en l’espace de quelques minutes, mais ils ne l’ont pas décroché. Ils l’ont laissé là pour montrer aux autres ce qui les attendait s’ils n’obéissaient pas à leurs ordres. Ils ont fait cela simplement parce que nous étions juifs.