Six années volées
Le début de mes souffrances
Les cinq mois suivants furent relativement calmes ; nous avions plus de liberté et de paix. Avant la guerre, nombre de mes semblables vivaient à Radom, mais ils étaient désormais encore plus nombreux du fait de l’arrivée des Juifs venus des environs. Ce n’était pas le paradis ni les conditions d’avant-guerre, mais nous parvenions à conserver une certaine qualité de vie familiale.
Mon frère Ben s’est lié d’amitié avec un garçon plus jeune dont le père était horloger. Passionné de mécanique, Ben était fasciné par le mécanisme des montres et, en un rien de temps, il est devenu expert dans le métier. Il s’est également lié d’amitié avec une jeune fille, Etta, qu’il a rapidement voulu épouser.
C’est alors qu’en avril 1941, le ghetto de Radom fut établi. Au début, il était plus facile d’y vivre que dans celui de Łódź ou de Varsovie, mais avec l’arrivée des Juifs venus d’autres localités, il s’est trouvé rapidement surpeuplé. Avec la pénurie de travail et de logements, la situation s’est mise à ressembler à celle de Varsovie – des malheureux mendiaient et dormaient dans la rue, certains pour ne plus se réveiller.
Les nazis ont organisé la Police juive du ghetto ; invité à s’y joindre, Ben a refusé. Seuls ceux qui travaillaient à l’extérieur étaient autorisés à sortir du ghetto. Il fallait disposer de papiers officiels indiquant le lieu d’affectation, porter un brassard blanc avec une étoile de David bleue et respecter le couvre-feu de 19 h. À partir de cette heure, nous, les enfants, nous retrouvions pour jouer dans l’escalier de l’immeuble.
Par l’intermédiaire du Conseil juif chargé d’administrer le ghetto (sous les ordres des nazis), Ben a décroché un emploi de concierge et d’homme à tout faire au Service de sécurité, ou SD, qui occupait un bâtiment de six étages. Les Allemands appréciaient mon frère ; parfois il rapportait à la maison du pain, du salami ou du fromage. Il a aussi obtenu un vélo et un permis spécial l’autorisant à quitter le ghetto n’importe quand. Sur le vélo était fixée une plaque portant l’inscription « Propriété du Département des Forces spéciales », dissuadant quiconque de s’en emparer. Posséder une bicyclette était inhabituel pour un Juif, mais le but était de permettre à Ben de se rendre au travail à tout moment.
Ben avait un don et tout le monde l’appréciait. Il était inventif et habile de ses mains : à 14 ans, il avait construit une radio à ondes courtes et à modulation d’amplitude. En mécanique, c’était un génie qui pouvait réparer n’importe quoi. Il était expert en horlogerie et en photographie, et savait même réparer des armes à feu. J’ai demandé à Ben s’il pouvait me prendre comme assistant. Il en a fait la demande à son patron et, comme on pouvait s’y attendre, ce dernier a accepté. Je suis donc devenu l’adjoint de mon frère. Il m’a montré comment installer des fils électriques et des prises de courant, fabriquer des stores et réparer de petits appareils. Nous avons fait ensemble de nombreux travaux.
En travaillant dans un bâtiment militaire, nous avons croisé des Polonais qui appartenaient à des organisations clandestines et à l’intelligentsia – des dirigeants, des avocats, des prêtres, des médecins et des enseignants. Ils étaient interrogés et torturés ; nous les avons vus être battus au-delà de tout ce qu’il est humainement possible d’imaginer. Leurs cris résonnent encore à mes oreilles.