Seule au monde
Betty Rich
À 16 ans, Basia Kohn (aujourd’hui Betty Rich) fuit l’invasion de sa ville natale. Elle passe en Pologne occupée par l’urss et se lance dans un périple de plusieurs milliers de kilomètres qui va la mener d’un camp de travaux forcés en Russie subarctique vers la Géorgie soviétique subtropicale. Exilée et sans sa famille, la jeune Basia garde pourtant son optimisme et n’hésite pas à se lancer dans l’inconnu pour survivre. Betty Rich compose ses mémoires sous la forme d’un « montage d’instantanés graphiques et de moments en mouvements… » Son style, introspectif et personnel, fait de ces mémoires un précieux témoignage.
Préface de Phyllis Lassner
Seule au monde
Confrontée à la vérité
J’ai rempli mon sac à dos, comme lors de mon départ de Pologne. Mais j’étais maintenant sur le chemin du retour : cette fois, je disposais non seulement d’un sac beau et grand, mais aussi d’une valise, assez légère pour que je puisse la garder avec moi, car j’y avais mis mes vêtements les plus beaux. J’avais de la chance de voyager avec Joseph – dans les périodes difficiles, c’est réconfortant d’avoir un bon compagnon et c’est ce qu’il était.
Nous étions à fin du mois de mars 1945 et le printemps commençait à s’installer. Le voyage s’est mieux déroulé que nous ne l’avions prévu. L’habitude des aventures de toutes sortes y était peut-être pour quelque chose. Nous avions assez d’argent pour acheter de la nourriture, quel qu’en ait été le prix – ce qui n’avait pas été le cas durant mon odyssée vers la Géorgie. Nous dormions certes sur des bancs de gare, mais nous avions maintenant des couvertures qui les rendaient un peu plus confortables. Et, à notre grand étonnement, nous réussissions toujours à dénicher une place assise dans les trains. Nous nous sommes même arrêtés à quelques reprises dans des petites villes pour trouver des bains publics où nous avons pu faire notre toilette. Notre plus grande épreuve a été de croiser des groupes d’hommes qui revenaient des camps, eux aussi en chemin vers la Pologne. On aurait dit des fantômes, des squelettes ambulants : de grands yeux hagards, les traits tirés, le visage marqué par la peur. Nous avons bien tenté de les questionner, mais ils n’émettaient pour toute réponse qu’un marmonnement en polonais ou en yiddish.
Au début, je ne comprenais pas du tout pourquoi ces gens n’avaient pas été pris en charge comme nous l’avions été. Nous leur avons demandé d’où ils venaient et nous avons fini par comprendre qu’ils avaient été envoyés dans des camps extrêmement durs, où très peu avaient survécu. J’avais eu de la chance de m’être retrouvée à Arkhangelsk. Nous avons également rencontré des rescapés soviétiques, mais nous ne les comprenions pas très bien. Tous semblaient trop hébétés et confus pour communiquer. Nous ne savions rien, ni de la raison de leur libération ni du lieu où ils se rendaient. La vue de ces gens est restée gravée dans ma mémoire pendant longtemps.
Après presque six semaines de voyage, nous sommes arrivés à Lvov. Cette ville, polonaise avant-guerre, était passée aux mains des Soviétiques après le partage du pays entre eux et les Allemands en 1939. Elle figurait parmi nos centres urbains comptant le plus grand nombre de sites historiques, culturels et architecturaux, mais je n’y avais jamais mis les pieds. C’est là que, le 15 mai 1945, nous avons pris connaissance de la grande nouvelle : la capitulation de l’Allemagne. Naturellement, l’annonce de la fin de la guerre a donné lieu à une grande fête populaire : les foules ont envahi les rues en criant leur joie et en entonnant des chants patriotiques. Comme le voulait la coutume en Union Soviétique, des haut-parleurs diffusaient la musique dans toutes les rues.
Pour ma part, il s’agissait d’une victoire douce-amère. Convaincue que cette guerre n’avait épargné à peu près personne, il m’était impossible de participer aux réjouissances. Mon esprit était ailleurs, tout comme celui de Joseph. Nous parlions à peine – la tension était palpable, nous n’osions pas aborder le sujet tabou de nos familles. Plus nous approchions de notre destination, Łódź, plus j’avais peur. J’ai songé à fuir de nouveau, mais pour aller où ?
Nous avons croisé des Juifs et des rumeurs sont arrivées jusqu’à nous concernant le sort de nos coreligionnaires pendant la guerre. Mais je n’étais pas encore prête à entendre ce qu’ils avaient à dire. Sur ce point, j’écartais toute pensée, tentant de repousser le moment de vérité le plus longtemps possible. Tout au long du trajet qu’il nous restait à parcourir jusqu’à Łódź – quelques jours de voyage encore – Joseph et moi sommes demeurés très silencieux, recroquevillés sous le poids de nos appréhensions ; nous évitions presque de nous regarder pour ne pas montrer l’angoisse qui nous dévorait. J’étais désorientée. Mes pensées s’embrouillaient, passaient de mes parents à mes frères et à ma soeur. Les années d’exil lointain que je venais de vivre avaient complètement disparu. Une seule question me hantait : « Et si ma famille…? » Soudain, je n’ai plus souhaité ce retour. Comme j’aurais aimé user de magie pour disparaître ou devenir quelqu’un d’autre… Je me torturais tant que Joseph m’a avoué plus tard avoir craint pour ma santé mentale.
Lorsque nous sommes enfin arrivés à Łódź, j’étais si épuisée que j’ai vraiment cru sombrer dans la dépression. Je me parlais sans cesse à moi-même : « Je ne peux pas me laisser aller… J’ai traversé tant d’épreuves… Comment pourrais-je abandonner maintenant ? Je dois me ressaisir… Je dois continuer. » Le pauvre Joseph ne savait plus que faire. Mais j’ai réussi à surmonter mon désarroi, je ne sais trop comment – j’étais une survivante, après tout.
Après la libération de Łódź par l’Armée rouge, il avait fallu longtemps aux Soviétiques pour atteindre Berlin et faire tomber le Reich, marquant ainsi la fin de la guerre. Cela faisait donc plusieurs mois que l’Armée rouge avait reconquis la ville polonaise et on y croisait de nombreux survivants juifs dans les rues. Nous avons rencontré un groupe de jeunes qui nous semblaient plus normaux que les gens que nous avions vus dans le train. Mais, là encore, nous n’arrivions pas du tout à les comprendre. Nous leur avons dit que nous revenions d’Union soviétique et leur avons demandé s’ils pouvaient nous indiquer où aller, que faire… Ils ont fini par nous expliquer que nous devions d’abord nous rendre au Comité juif, où nous recevrions l’aide de divers services sociaux et ils nous en ont montré le chemin. Nous sommes parvenus à un immeuble sur la rue principale : c’était une vraie fourmilière avec des listes affichées partout. Il y avait là toute une armée de gens prêts à nous aider, dans pratiquement toutes les langues possibles. Mais, en jetant un regard autour de moi, je me suis sentie comme un animal pris au piège. Cette fois, ça y était. C’était le bout de la route. J’ai compris que le destin de ma famille était inscrit sur ces longues listes qui tapissaient tous les murs. Pour faciliter la recherche, le Comité juif n’avait mentionné que les noms des survivants.
À ce moment-là, nous ne savions toujours rien. Je me suis éloignée de Joseph : je ne voulais pas l’avoir près de moi lorsque je découvrirais ce qui était arrivé à ma famille. J’ai rassemblé toutes mes forces et me suis obligée à approcher des listes, pour regarder à la lettre K. Je tremblais. Je ne voyais personne autour de moi. J’étais seule, seule avec ma douleur. J’ai parcouru la liste des K de haut en bas. Je me suis arrêtée à la fin, j’ai fermé les yeux quelques instants et j’ai recommencé à partir du début. J’avais peut-être sauté notre nom… Les lettres s’embrouillaient. La tête me tournait. Ni les noms de mes parents ni ceux de mes frères et de ma soeur n’y figuraient. Peut-être n’avaient-ils pas encore recueilli tous les noms ? Ce n’est que le début, me disais-je. Il y avait encore une chance qu’ils y apparaissent. Quelqu’un devait bien avoir survécu ! Mes deux parents. Mes quatre frères. Ma soeur. Dans l’état où j’étais, j’avais oublié que cette dernière s’appelait désormais Laziczak, comme son mari. J’ai vite examiné la liste des L. Elle s’y trouvait ! Elle était en vie ! J’étais submergée par la joie ! Mais qu’était-il arrivé aux autres ? Était-elle la seule survivante ? J’ai regardé Joseph, qui était pâle et bouleversé. Il s’est appuyé contre le mur en annonçant d’une voix faible : « Aucun des miens ne figure sur la liste. »
*Si vous êtes enseignant au Canada, vous pouvez commander gratuitement les ressources ici.
À propos de l'autrice
Betty Rich (1923–2017), née Basia Kohn, a vu le jour à Zduńska Wola (Pologne). Après la guerre, elle a vécu à Lodz, où elle a épousé David Recht. Fuyant le régime communiste polonais, ils ont immigré à Toronto en 1949. Betty a travaillé dans le domaine des prêts hypothécaires et des placements jusqu’à sa retraite.
Plus le bruit des lourdes bottes allemandes s’intensifiait, plus il était clair que je devais partir… Mais j'avais peur. Où irais-je? De quoi vivrais-je?