Le Violon
Le Ghetto
Le matin où nous avons été obligés de quitter notre maison, notre ferme et nos animaux, tout était silencieux à notre réveil. Nous avions cadenassé les portes et les fenêtres la veille au soir et Bobby, notre chien, dormait dehors. Mais ce matin-là, Bobby n’a pas aboyé et je ne l’ai jamais plus revu ni réentendu. Dès l’aube, les Allemands avaient cerné la maison et attendaient que nous nous levions. Lorsque boubè Frida est sortie, sa plus grande crainte s’est réalisée.
« Sortez de là, sales Juifs ! »
La police allemande se tenait dans la cour, nous menaçant de leurs fusils et criant des ordres en allemand. Ma boubè, qui parlait un peu cette langue, leur a demandé si je pouvais me rendre chez mon ami qui habitait à flanc de montagne pour lui dire au revoir. Curieusement, ils ont accepté. Ma boubè m’a ordonné à voix basse : « Reste là-haut. Ne reviens pas. » J’ai donc grimpé le chemin de montagne en courant pour aller faire mes adieux. Alors que je m’apprêtais à quitter Mecio, sa mère m’a déclaré qu’elle allait me raccompagner en bas et demander la permission de me garder avec elle et sa famille. La réponse des Allemands a été brève et nette : « Non. Fichez le camp. » À toute vitesse, ma boubè a rangé quelques-unes de ses robes dans une petite valise et nous avons été chassés de chez nous, obligés d’abandonner tous nos biens.
Les Allemands nous ont poussés vers la route et mon zeydè, qui avait veillé à emporter son livre de prières, s’est tout à coup aperçu qu’il avait oublié ses lunettes sur le rebord de la fenêtre. Il a fait quelques pas en direction de la maison pour aller les chercher ; mais un des Allemands lui a assené des coups de pied et il est tombé. Alors qu’il gisait sur le chemin de terre, un autre Allemand a tiré de toutes ses forces sur sa barbe. Mon grand-père, gémissant de douleur, était sur le point de s’évanouir. Avec un réel plaisir, m’a-t-il semblé, les policiers allemands ont continué à arracher la barbe de mon zeydè, poignée par poignée. Lorsqu’ils ont eu quasiment fini de lui arracher sa barbe, si longue et si belle, ils ont pris un couteau pour couper ce qu’il en restait. J’ai fermé les yeux et me suis cachée entre ma mère et ma boubè.
Souffrant de la faim et de la soif, totalement hébétés, nous avons reçu l’ordre de nous mettre en marche en direction de Kołomyja. Tenant à grand-peine sur nos jambes, nous sommes partis pour la ville et avons été rejoints en route par d’autres familles juives. Si quelqu’un sortait du rang ou essayait de s’enfuir, il était aussitôt abattu. Mes oncles se sont relayés pour me porter. À l’époque, nous avons vraiment eu le sentiment que c’était un miracle d’être tous arrivés vivants en ville. Nous y avons retrouvé des amis des alentours, ainsi que tante Mina et Luci. J’avais 6 ans.
Le ghetto de Kołomyja était situé au centre de l’agglomération, près du marché agricole où les paysans des villages environnants se rassemblaient régulièrement pour vendre leur marchandise. Cet espace et certaines maisons voisines étaient entourés d’un mur qui les séparait du reste de la ville. Les familles non juives qui habitaient dans la zone ainsi délimitée avaient été évacuées, recevant en échange les maisons, désormais libres, des Juifs vivant à l’extérieur du Ghetto. Les familles juives ayant toujours vécu dans l’enceinte du Ghetto ont été autorisées à rester chez elles mais ont dû partager leur logement avec les Juifs relocalisés. Armée de fusils, la Gestapo se tenait aux portes du Ghetto et surveillait les Juifs à l’intérieur. Nous avons été contraints de porter un brassard marqué de l’étoile de David. On nous a privés de nos chaussures et un couvre-feu strict a été instauré. Ceux qui y contrevenaient étaient abattus sur-le-champ. Pour la première fois de ma vie, j’ai réellement connu la peur.