Le Poids de la liberté
Plus tard, en 1941, nous avons dû porter une étoile de David jaune avec l’inscription « Jude », que nous devions coudre de manière bien visible sur nos vêtements. Ma mère m’a expliqué que le port de l’étoile jaune était une ancienne méthode visant à mettre la population juive à l’écart de la population chrétienne. Comme il nous était interdit de sortir sans étoile jaune sur nos vêtements, il est devenu beaucoup plus difficile de nous mêler à la population polonaise.
Vendre de la marchandise dans la rue était assimilé à faire du « marché noir », activité interdite par les Allemands. Pour bien se faire comprendre, les nazis ont arrêté six hommes qui se livraient à cette pratique illicite et les ont condamnés à mort par pendaison. Tout le monde a été obligé d’assister à leur exécution de façon à ce que nous voyions ce qui nous attendait si nous n’obéissions pas à leurs lois. Sur une des places de la ville, ils ont érigé un immense échafaud — très haut pour que la foule puisse bien voir. J’avais l’impression que les gens tenaient à assister à cette démonstration publique de barbarie ; toutes les fenêtres des immeubles de quatre ou cinq étages qui bor-daient la place étaient remplies de curieux. Des amis de ma famille qui habitaient dans l’un de ces bâtiments nous ont invités à assister au spectacle. Nous avions un bon point d’observation : juste devant la potence. Installés à la fenêtre, nous apercevions aussi l’ensemble de la place et les rues avoisinantes, bondées de gens. Il y avait de la fébrilité dans l’air, et une atmosphère presque électrique régnait. Personne n’avait jamais vu d’exécution.
Des soldats et des policiers ont encerclé le square au moment où les six hommes ont été placés l’un à côté de l’autre sur la plateforme. Puis les bourreaux leur ont passé une corde autour du cou. Un fonctionnaire de la Gestapo a alors fait lecture d’un bref verdict, après quoi on a ouvert la trappe. Un frisson a semblé traverser la foule lors de la chute des six condamnés ; leurs jambes ont été parcourues de secousses un moment, puis se sont immobilisées, et les corps se sont mis à se balancer. On les a laissés là, accrochés à la potence, durant 24 heures. L’humeur de la foule s’est assombrie, et les gens ont quitté les lieux en pleurant ou en gardant le silence. On m’a dit que le lendemain, les familles ont eu l’autorisation de récupérer les corps pour les enterrer. Cette démonstration a permis à tous de bien comprendre le message. Ma mère m’a dès lors interdit de retourner vendre ou troquer quoi que ce soit dans la rue.