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L’Enfant du silence

C’était le jour de mon anniversaire et je logeais dans une ferme, il me semble. (Je ne saurais dire laquelle, car à l’époque, l’enfant que j’étais ne ressentait pas le passage du temps comme aujourd’hui, et puis je n’ai jamais retenu les noms ou les visages.) La dame chez qui je vivais m’a raccompagnée à Bruxelles pour que je puisse fêter mon anniversaire avec ma mère. Je n’étais pas rentrée chez moi depuis si longtemps qu’il me tardait de revoir Maman*.
Alors que je marchais avec cette femme dans la rue, je me souviens d’avoir aperçu au loin mon frère Albert et ma mère, que je me rappelle avoir trouvée magnifique, spécialement apprêtée pour l’occasion. J’avais remarqué ses cheveux et le soin avec lequel elle les avait coiffés et ondulés. J’étais si heureuse de revoir ma mère et mesurais la chance que j’avais de pouvoir passer ce jour de fête avec elle. C’était le plus beau des cadeaux, mais soudain, la femme qui m’accompagnait m’a saisie brusquement et a couvert ma bouche de sa main au moment même où j’allais appeler Maman*. Un camion était arrivé à la hauteur de ma mère et de mon frère puis s’était immobilisé. Des soldats allemands en sont descendus en groupe et les ont empoignés pour les faire monter dans le véhicule. Tout s’est déroulé en l’espace de quelques secondes à peine. Et je ne les ai jamais revus.
Depuis ce jour, je refuse de souligner mon anniversaire, qui est le 10 mai. Pendant de nombreuses années, je n’en ai pas expliqué la raison à mon mari ni à mes enfants. Je me contentais de dire que c’était proche de la fête des Mères et que cette dernière me suffisait. Comment partager un souvenir aussi douloureux ? Comment expliquer, en tant que femme adulte, que l’enfant qui est en vous ressasse ce souvenir chaque année, et comment peut-on célébrer un quelconque événement tout en revivant un épisode aussi déchirant ? Pendant des dizaines d’années, j’étais persuadée d’avoir vu ma mère être emmenée en 1942, aux alentours de mon septième anniversaire. J’ai appris très récemment que cela s’était déroulé plus précisément en 1943. Selon des documents des archives belges, la date d’arrestation de ma mère, comme celle d’Albert, est le 27 mai 1943. Je suppose donc que je rentrais chez moi pour fêter mon huitième anniversaire, et non le septième, comme je le pensais. Ce détail, même s’il peut paraître anodin, s’avère crucial pour moi, car j’ai été incroyablement soulagée en prenant connaissance de cette information. Pendant si longtemps, j’avais conservé en moi ce souvenir sans pouvoir affirmer avec certitude que les faits s’étaient déroulés ainsi. Apprendre que votre mémoire – votre vérité – correspond à la réalité est un sentiment qu’il m’est difficile de décrire.

* Les termes en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.

Le Refuge du silence

Des traces dans la neige

Nous avons toutefois quitté les Granli bien avant l’été et de façon abrupte. En mars 1942, le lensmann est venu nous transmettre une nouvelle fort inquiétante : une rafle allemande était imminente dans les villages de la région. Il nous exhortait à partir sur-le-champ pour Buahaugen. Nous étions terrifiés à l’idée de nous rendre au seter à cette période de l’année sans préparation. Comment allions-nous nous débrouiller seuls là-haut ? Comment allions-nous nous approvisionner ? Nils promettait de trouver quelqu’un qui nous acheminerait régulièrement le nécessaire. Nous n’avions pas d’autre choix que de le croire. C’est ainsi que, par une belle journée ensoleillée, nous avons chaussé nos skis et nous sommes partis accompagnés d’un voisin, chacun transportant le plus de provisions possible.

Puisque nous devions avancer dans une neige épaisse, il nous a fallu plusieurs heures avant d’atteindre le seter, même si notre progression en file se faisait dans les traces profondes laissées dans la neige par le premier d’entre nous. À notre arrivée, nous avons à peine reconnu Buahaugen : le paysage semblait figé dans le temps. Notre voisin nous a aidés à transporter du bois de chauffage à l’intérieur, puis à allumer un feu dans la cheminée et dans le poêle pour réchauffer le chalet. Cela fait, il est reparti, nous laissant seuls dans la vaste étendue de neige et de glace.

Le ruisseau était gelé, à l’exception d’une petite ouverture par laquelle nous puisions de l’eau à boire. L’opération se faisait bien évidemment à ski. Lorsque nous avions besoin d’eau pour nous laver ou faire la lessive, nous faisions fondre de la neige dans une grande marmite. La nuit, il faisait terriblement froid dans le chalet, et c’était généralement ma mère qui allumait le feu le matin avant que mon père et moi nous levions. Nous ne pouvions nous aventurer dehors sans chausser nos skis. Il était bien difficile de croire que nous tiendrions le coup jusqu’à l’arrivée des paysans au début de l’été. Mais c’est ce que nous avons fait, ou du moins mes parents.

Quelques jours à peine après notre arrivée dans les montagnes, j’ai fait la chose la plus égoïste qui soit, avec mon jeune âge pour seule excuse. J’ai annoncé à mes parents que je souhaitais retourner à Rogne pour habiter chez les Granli et aller à l’école. Leur réaction était prévisible. Moi, le seul lien qu’ils avaient avec le village s’il arrivait un malheur à mon père, je voulais les abandonner ? Ils ont néanmoins fini par me laisser partir à condition que je revienne toutes les fins de semaine avec des provisions.

J’ai donc chaussé mes skis pour reprendre la piste que nous avions tracée quelques jours auparavant. Pendant un instant, je me suis sentie libre comme l’air, avant de me rendre compte que j’étais seule dans un immense désert blanc qu’il me fallait traverser. Que m’arriverait-il si je tombais sans pouvoir me relever ?

L’Enfant du silence, Marie Doduck

Mariette n’a que 5 ans lorsque les nazis envahissent sa ville natale de Bruxelles, en Belgique, en 1940. Peu après, sa famille vole en éclats, et la jeune fille, ses frères et ses sœurs se retrouvent dispersés dans la ville et à la campagne, cachés chez des non-Juifs, dans des couvents et des orphelinats, ou engagés dans la Résistance. Face à la violence et à la mort ambiantes, Mariette apprend les techniques essentielles à sa survie, comme lancer un couteau, sauter d’un véhicule en marche et, surtout, rester silencieuse. Au sortir de la guerre, elle a acquis une grande vivacité d’esprit et un désir profond d’indépendance, qui l’aideront à se lancer dans sa nouvelle vie au Canada. Tandis qu’elle opère sa mutation identitaire pour devenir Marie, membre active et entreprenante au sein de sa communauté, mère et défenseuse des droits de l’enfant, Mariette, l’enfant du silence, apprend à faire entendre sa voix.

Introduction de Lauren Faulkner Rossi

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En bref
Belgique
Clandestinité
Projet des orphelins de guerre
Immigration au Canada en 1947
Adaptation à la vie canadienne
Ressource éducative disponible : En quête d’un refuge
Tranche d’âge recommandée
14+
Langue
Français

228 pages

À propos de l’autrice

Photo of Marie Doduck

Marie (Mariette) Rozen Doduck est née en 1935 à Bruxelles, en Belgique. En 1947, elle a immigré au Canada, avec trois autres membres de sa fratrie, grâce au Projet des orphelins de guerre. Ils ont fini par s’établir à Vancouver. En 1955, Marie a épousé Sidney Doduck, avec qui elle a eu trois enfants. Elle a voué une grande partie de sa vie d’adulte à l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste et compte parmi les membres fondateurs du Vancouver Holocaust Education Centre. Son engagement lui a valu de nombreuses reconnaissances, notamment sa nomination à l’Ordre du Canada en 2024.

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Le Refuge du silence, Margrit Rosenberg Stenge

Margrit Rosenberg, 11 ans, et ses parents vivent à Oslo quand les nazis envahissent la Norvège en avril 1940. Rattrapés par ceux qu’ils avaient fuis en quittant l’Allemagne dix-huit mois plus tôt, les Rosenberg se réfugient alors dans le village de Rogne. Quand les persécutions des Juifs s’intensifient dans tout le pays, Margrit et les siens effectuent plusieurs séjours dans un refuge reculé, au cœur des montagnes surplombant Rogne. Au début, cet isolement leur assure une certaine sécurité ; cependant, quand les nazis commencent à déporter les Juifs d’Oslo au cours de l’année 1942, les Rosenberg n’ont d’autre choix que de se laisser guider par la Résistance et de préparer leur fuite périlleuse vers la Suède, un pays neutre.

Introduction de Robert Ericksen

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En bref
Allemagne; Norvège; Suède
Fuite
Clandestinité
Norvège d’après-guerre
Immigration au Canada en 1951
Ressources éducatives disponibles: Margrit Rosenberg Stenge
Tranche d’âge recommandée
11+
Langue
Français

288 pages

À propos de l’autrice

Photo of Margrit Rosenberg Stenge

Margrit Rosenberg Stenge (1928–2021) est née à Cologne (Allemagne). À la fin de la guerre, elle retourne vivre à Oslo avec sa famille et se marie, avant d’immigrer au Canada et de s’installer à Montréal en 1951 avec son mari Stefan. Margrit a travaillé durant quarante ans dans diverses administrations, après quoi elle a traduit six livres du norvégien à l’anglais, dont Counterfeiter: How a Norwegian Jew Survived the Holocaust de Moritz Nachtstern (2008).

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