Témoin de l’Histoire : réflexion sur les mémoires In the Hour of Fate and Danger de Ferenc Andai

Fils d’un survivant de l’Holocauste, John Lorinc a tenté de faire la lumière sur l’expérience de guerre que son père ne pouvait exprimer. Le témoignage de Ferenc Andai, publié sous forme de mémoires et relatant le même épisode que celui vécu par son père, lui ont apporté des réponses en plus de nous en apprendre davantage sur la persécution des Juifs par la Hongrie lors de cette période sombre de l’Histoire.

Enfants, ma sœur et moi avions l’habitude d’envoyer des lettres à notre grand-mère Klara, la mère de mon père qui vivait à Budapest, en Hongrie. Craignant les contrecoups antisémites de la révolte populiste, mes parents ont fui Budapest durant l’insurrection d’octobre 1956. Ma grand-mère maternelle et son fils adolescent Adam (mon oncle) ont eux aussi quitté le pays peu de temps après pour s’établir à Montréal. Nos grand-mères étaient toutes deux des veuves de guerre dans la cinquantaine, mais elles ont pris des chemins différents.

Klara, que nous appelions « la grand-maman de Budapest », est restée en Hongrie où elle s’est finalement remariée. Elle nous a rendu visite à Toronto à quelques reprises. Je me souviens d’elle comme d’une femme douce et maternelle qui nous préparait des gâteaux kuglóf et qui jouait du piano. J’ai une vieille photo d’elle et de mon père qui plaisantent lors d’une de ses visites… Elle, assise dans notre salon, campée confortablement dans le fauteuil massif en velours côtelé de mon père et lui, installé sur ses genoux. Ils rient, mais dans les faits, leur relation était orageuse. Mes parents ont fui la Hongrie sans que mon père ne lui annonce qu’ils pliaient bagage.

En marge de ses visites, notre lien avec Klara se préservait principalement par correspondance. Elle nous écrivait des lettres qui arrivaient dans de fines enveloppes bleutées portant le sceau de la poste aérienne et qui étaient toujours décorées de timbres hongrois richement illustrés que nous nous empressions d’ajouter à notre collection. Nous lui écrivions en retour pour lui donner de nos nouvelles. Je ne me souviens pas des détails de ces échanges, mais je n’ai jamais oublié son adresse : 17C rue Radnóti Miklós, un immeuble de cinq étages situé à Pest.


Sur cette photo, on peut apercevoir dans la bibliothèque installée derrière le fauteuil de mon père une petite pile de livres de poche à propos de Tito, le leader des Partisans de Yougoslavie devenu président du pays après la guerre. Ces livres étaient remplis d’images au grain grossier dépeignant son parcours au sein de la guérilla. Déjà, je savais que Tito avait contribué à la libération de mon père qui avait été déporté en 1943 ou 1944 vers un camp de travail forcé appelé Bor au sud-est de Belgrade. Jusqu’à sa mort en 1975 lorsque j’avais douze ans, mon père n’a jamais beaucoup parlé de son passage à Bor. Ma mère m’a plus tard révélé que des cauchemars de torture hantaient les nuits de mon père, mais je n’ai fait le lien entre le nom de la rue de Klara et ces livres sur Tito que beaucoup plus tard.

Dans le sinistre panthéon des camps nazis, Bor n’occupe pas le premier rang. Ce n’était pas un camp de la mort, bien que les prisonniers, soumis aux travaux forcés dans les effroyables mines de cuivre des montagnes de la Serbie, étaient fréquemment exploités jusqu’à la mort.


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John, le père de John Lorinc, et sa grand-mère Klara. Toronto, vers 1973.

Le camp de Bor est mentionné dans les travaux de l’historien Randolph Braham au sujet de l’Holocauste en Hongrie. Ses recherches se déclinent en plusieurs volumes et détaillent, entre autres choses, les déportations de Juifs hongrois vers les camps de travaux forcés de l’Ukraine et des Balkans. J’ai déniché au fil des ans quelques autres articles universitaires décrivant parmi de nombreux autres détails, l’évacuation du camp de Bor à l’automne 1944. Les commandants nazis ont alors divisé les prisonniers en deux groupes avant de les forcer à entreprendre des marches de la mort vers l’Allemagne. Plusieurs prisonniers appartenant au premier groupe ont été assassinés peu de temps après leur départ. Le second groupe a quant à lui été libéré lors d’une embuscade menée par les Partisans de Tito qui ont invité les prisonniers tout juste affranchis, dont mon père, à prendre les armes et à se joindre à leur guérilla contre l’armée allemande qui battait en retraite.

Le détenu le plus célèbre du camp de Bor est sans doute Miklós Radnóti, un poète juif hongrois qui occupe une place centrale dans les mémoires de Ferenc Andai, In the Hour of Fate and Danger, dans lesquels il témoigne de son expérience dans ce même camp de travaux forcés. Andai a quitté la Hongrie en 1956 pour s’établir au Québec où il est devenu enseignant d’histoire. Son ouvrage est paru en hongrois en 2003 avant d’être traduit en anglais en 2017 et publié l’an dernier par la Fondation Azrieli dans le cadre de son Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste.

Dans les premières pages de ses mémoires, Andai décrit le trajet en train jusqu’au camp de Bor. Il raconte avoir repéré parmi les passagers un homme sûr de lui, « aux traits saisissants et au sourire bienveillant » qui, dans le wagon à bestiaux bondé qui traversait le terrain escarpé du nord de la Yougoslavie, discourait bravement. Cet homme, tel que le présente Andai, s’efforçait d’apaiser l’anxiété de ses codétenus qui s’étaient rassemblés en un cercle autour de lui pour mieux l’écouter. Alors qu’Andai « l’observe triturer sa pipe et la frotter du bout des doigts tout en parlant sans reprendre son souffle », un des prisonniers lui chuchote à l’oreille qu’il s’agit du célèbre poète Miklós Radnóti.

La lugubre routine de la vie au camp – routine dont Andai brosse un portrait aussi limpide que détaillé dans le but manifeste de témoigner des horreurs vécues – est ponctuée sans surprise de rations faméliques, d’éreintants travaux forcés et d’interminables allers-retours des mines aux Läger, les camps dispersés au sein des collines boisées encerclant Bor. Il décrit une méthode de torture qui a fait la sinistre réputation du camp de Bor, celle par laquelle les prisonniers étaient hissés du sol par une corde leur reliant les poignets dans le dos. Il en résultait une torsion douloureuse des bras. C’est ce supplice qui hantera les nuits de mon père jusqu’à sa mort.

Un des détenus, un artiste nommé Albin Csillag, dessinait en catimini des caricatures d’un garde notoirement sadique, un Hongrois du nom de Marányi. « Il espérait, écrit Andai, que les caricatures seraient transportées par réseaux clandestins jusqu’en Hongrie, mais quelqu’un l’a dénoncé et les dessins se sont retrouvés entre les mains de Marányi. Depuis, Csillag est hissé par les poignets deux fois par jour et battu presque à mort […] À la fin, Csillag a été jeté dans la fosse à pommes de terre, rejoignant vingt-deux autres prisonniers qui y dépérissent depuis des semaines. Marányi est un antisémite sadique et fanatique qui incite ses officiers et ses gardes à commettre les pires atrocités. »

Tandis que les premiers signes de l’automne 1944 se font sentir et que la santé de plusieurs travailleurs esclaves se détériore gravement, Andai raconte que des rumeurs sur l’essoufflement de l’ennemi commencent à circuler. Les affrontements entre les Tchetniks serbes et les Partisans de Tito, la progression soutenue de l’Armée rouge et l’évolution rapide des plans de retraite des nazis s’accompagnent d’une rupture générale des routines de travail : « Les Allemands ne nous forcent plus à travailler, ils ne punissent plus les prisonniers. Un sentiment étrange, déprimant, indescriptible nous envahit. Un sentiment qui nous est étranger, qui s’apparente sans doute à celui ressenti par les condamnés avant leur exécution. »


Baraquement d’après-guerre des ouvriers des mines de cuivre de Bor, où des milliers d’hommes juifs hongrois, dont Ferenc Andai, le père de John Lorinc et Miklós Radnóti, ont été exploités en tant que main-d’œuvre esclave en 1944. Bor, Serbie, 2017. Photographie de Nikola Radić.

C’est à ce moment que les prisonniers ont été divisés en deux groupes. Certains, poussés par le désespoir, ont tenté de soudoyer les gardes pour les convaincre de les laisser partir avec le premier contingent. Radnóti, dont l’état dépérissait à vue d’œil, était un de ces prisonniers. Il s’est empressé de copier certains des poèmes qu’il avait composés à Bor dans un calepin et l’a remis à un codétenu du second groupe. Ils sont partis à pied la veille de Rosh Hashana. Andai se rappelle les avoir regardés s’éloigner en suivant des chariots volés, chargés des possessions des officiers et des gardes. « C’est la dernière fois que j’ai vu Miklós », écrit-il. La rue de Budapest où la famille de mon père a habité toutes ces années a été renommée en son honneur après la guerre.

La plupart des prisonniers du premier groupe sont morts. Certains ont succombé à la faim, mais plus d’un millier d’entre eux ont été assassinés en cours de route. Ceux qui ont survécu à la marche ont abouti dans des camps de concentration nazis.

Tout comme mon père, Andai a été assigné au second groupe, « une caravane débraillée de plus de deux mille hommes » qui a quitté Bor quelques semaines plus tard. Après quelques jours de marche et de disette, Andai décrit leur libération : en s’engageant dans un tournant, ils aperçoivent un soldat partisan juché sur une colline surplombant la route. Le soldat armé ordonne aux gardes de déposer leurs armes. Rapidement, d’autres partisans font leur apparition. Les gardes se rendent et Andai explique que les prisonniers sont subitement confrontés à la possibilité de lyncher leurs bourreaux. Les détenus saisissent plutôt les armes des gardes, les attroupent et suivent les partisans jusqu’au campement de Tito, un amalgame de huttes assemblées à la hâte dans la clairière d’une vallée ceinte d’imposantes falaises.

La scène qui s’ensuit constitue peut-être le moment le plus marquant des mémoires d’Andai : deux mille prisonniers tout juste libérés sont assis dans l’herbe, ils mangent leurs rations en écoutant le commandant partisan leur exposer les positions de la guérilla. Il leur explique qu’ils sont libres de partir, mais que quiconque choisirait de combattre auprès des forces de Tito serait le bienvenu. Le commandant poursuit : « Que ceux qui souhaitent rejoindre les Partisans lèvent la main ! »

« La foule de deux mille hommes, relate Andai, est plongée dans un profond silence. Nous regardons autour de nous, jetant un coup d’œil furtif à gauche et à droite pour voir qui de nous a levé sa main […] Voyant que pas même un brin d’herbe n’est remué, les hommes cloués au sol, paralysés, commencent à s’agiter. Puis, une première main est levée, et comme si un signal venait d’être donné, d’autres mains se lèvent. »

Andai offre aux générations futures le récit riche et unique de ce qu’il a vu et vécu, tout en veillant à l’enrichissement de notre compréhension collective d’un génocide qui s’estompe rapidement de la mémoire vivante.

Pour moi, l’occasion que nous offre Andai d’être témoin de l’Histoire à travers ses yeux est d’autant plus poignante qu’elle me permet de m’imprégner d’un chapitre décisif de la vie de mon père. Un chapitre qu’il n’a jamais été en mesure de raconter.

Après tout, ce jour d’automne là, dans cette clairière perdue entre les montagnes du nord de la Serbie, mon père a levé la main – un geste qui a scellé son destin jusqu’à la fin de la guerre. C’est aussi par ce geste que s’explique la présence de ces livres de poche, rassemblés en une pile dissonante dans la bibliothèque installée derrière le fauteuil de mon père, dans notre maison du nord de Toronto.


John Lorinc est un journaliste et un éditeur de Toronto qui écrit sur l’urbanisme, les affaires et la technologie pour différents médias. Il est aussi l’éditeur des ouvrages documentaires de la maison d’édition torontoise Coach House Books.

Traduit de l’anglais par Cristina Marziale