Auditrice et témoin : mon rôle de partenaire d’écriture pour le projet En mémoires, du témoin au témoignage
Pour Helen
« Personne / ne témoigne pour le / témoin », écrivait Paul Celan dans Gloire de cendre (la traduction est de Jean-Pierre Lefebvre). En 2017, je revisitais pour une énième fois les lignes de ce poème tandis que j’occupais la fonction de partenaire d’écriture dans le cadre du projet En mémoires, du témoin au témoignage, une initiative du Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste de la Fondation Azrieli en partenariat avec l’école d’éducation permanente G. Raymond Chang de l’Université Ryerson (maintenant l’Université métropolitaine de Toronto). Ce projet visait à jumeler des rescapés de l’Holocauste à des bénévoles qui les aideraient à consigner leurs témoignages par écrit. Le rôle des partenaires d’écriture consistait donc à écouter, enregistrer, transcrire et réviser les récits des survivants afin de colliger leurs mémoires.
Mais comment peut-on écrire les mémoires de quelqu’un d’autre sans transgresser les limites de son histoire ? C’était une des questions abordées lors des séances de formation du projet En mémoires, du témoin au témoignage. Ces séances nous ont munis des outils nécessaires pour travailler auprès des survivants avec sensibilité et les aider dans l’écriture de leurs mémoires. Je me souviens tout particulièrement d’un conseil qui continue de guider mon approche dans mes recherches actuelles sur les témoignages de l’Holocauste (j’en parlerai un peu plus loin) : ne vous effondrez pas devant les survivants. Si vous n’arrivez pas à retenir vos larmes, excusez-vous et quittez la pièce. Les survivants ne devraient jamais avoir à vous réconforter. J’ai encore en mémoire le sourire de plusieurs bénévoles qui trouvaient sans doute qu’il s’agissait là d’une évidence. Après tout, les émotions que nous ressentons en écoutant quelqu’un nous raconter une expérience ne sont que le pâle reflet de celles ressenties quand nous vivons nous-mêmes un événement marquant. Mais les émotions sont bien plus faciles à contrôler en théorie qu’en pratique.
J’étais nerveuse quand Helen et moi nous sommes rencontrées pour la première fois dans son appartement de Toronto. J’étais inquiète quant à la gestion de mes émotions et du processus d’écriture, et j’étais mal à l’aise à l’idée de recueillir dans le magnétophone posé entre nous les détails du traumatisme d’une personne que je ne connaissais pas encore. Parviendrait-elle à y verser son récit aussi aisément que le thé dans ma tasse ? Auprès d’Helen, j’ai vite compris qu’il était impossible de rester nerveuse bien longtemps. Infiniment chaleureuse et accueillante, elle est presque immédiatement devenue comme de la famille.
La durée recommandée des séances était d’environ deux heures. Une plage qui prenait en considération le surmenage potentiel tant du bénévole que du survivant, mais qui interrompait souvent le fil du récit. Au cours de nos séances, je suis devenue très consciente de ma façon d’écouter Helen. Je ne l’interrompais que pour obtenir des clarifications et je m’abstenais de lui témoigner ma sympathie. Je ne voulais surtout pas inonder le récit d’Helen d’un flot interminable d’excuses futiles. Ainsi, je gardais le silence ou bien j’émettais un ah, un oh, ou un hmm. Un jour, Helen m’a raconté un souvenir particulièrement troublant : celui d’un garçon de neuf ans qui atteint fatalement à la bouche par une balle s’était tourné vers sa mère pour lui dire que sa bouche était toute chaude. Qu’est-ce que j’aurais bien pu répondre à un tel témoignage ? J’ai ravalé mes émotions et j’ai baissé les yeux.
La transcription du témoignage oral d’Helen s’est avérée être un exercice ardu et délicat. Parmi les défis rencontrés se trouvait celui de réorganiser les événements de son témoignage en une trame narrative linéaire. La mémoire suit rarement un fil conducteur chronologique et le processus d’écriture requérait donc de transposer certains événements d’un contexte à un autre. De plus, l’anglais est la sixième langue d’Helen, qui maîtrise d’abord le yiddish, le tchèque, l’allemand, l’hébreu et le hongrois. Bien qu’elle parle anglais brillamment, les petites inexactitudes grammaticales qui se glissent inévitablement dans le discours de quelqu’un qui s’exprime dans une sixième langue exigeaient de trouver un équilibre entre corrections et respect de sa voix. D’un point de vue émotionnel, écouter et réécouter le témoignage d’Helen, écrire et réécrire son récit était un exercice parfois bouleversant.
Malgré les tragédies et les deuils qu’elle a traversés, Helen demeure une des personnes les plus optimistes et reconnaissantes que je ne connaisse. C’est un honneur d’avoir eu la chance de la rencontrer et d’apprendre à ses côtés. Notre amitié est un cadeau que je continue de chérir et je remercie chaudement le projet En mémoires, du témoin au témoignage – et le hasard – de m’avoir jumelée à Helen.
Aujourd’hui, quelques années après avoir travaillé auprès d’Helen, je suis plongée dans des recherches portant sur des témoignages audiovisuels de survivants de l’Holocauste à titre de boursière postdoctorale à l’Université de Toronto. En visionnant ces témoignages, je me remémore parfois ces premières séances avec Helen. Je pense au courage dont font preuve ceux et celles qui acceptent de partager des pans intimes de leur vie avec des étrangers, et j’ai aussi une pensée pour la personne qui réalise l’entrevue, celle qu’on ne voit pas à l’écran. Quand elle interrompt ou tente de guider le témoignage, je me rappelle mes formations avec l’équipe d’En mémoires, du témoin au témoignage. Je me demande aussi quel genre d’expression anime le visage de cette personne tandis qu’elle écoute quelqu’un raconter un épisode particulièrement troublant. Tente-t-elle de contenir ses émotions comme je le faisais lors de mes entretiens avec Helen ?
Comme mon expérience me l’a appris, le rôle d’auditrice-témoin comporte son lot de responsabilités : il faut écouter attentivement, limiter les interruptions et éviter de s’approprier les émotions des autres. Sans compter que les auditeurs influencent aussi la forme que prendront les témoignages. Par exemple, la personne qui raconte son histoire pourrait omettre ou inclure certains détails en fonction de l’état de réceptivité de son interlocuteur. Helen aurait-elle raconté son histoire un peu différemment si elle avait été jumelée à un autre partenaire d’écriture ? Parce qu’elle est consciencieuse et compatissante, Helen répétait souvent pendant nos séances qu’elle ne voulait pas « allonger la sauce ». C’était sa façon de dire qu’elle ne voulait pas prendre trop de mon temps. Bien que j’aie toujours répondu vouloir entendre l’entièreté de son expérience, je ne peux m’empêcher de penser qu’Helen a peut-être d’autres histoires à raconter.
Laissez-moi vous relater une dernière anecdote au sujet de mon amie. Il y a environ deux ans, j’ai rendu visite à Helen durant un court séjour à l’hôpital. Présumant que je faisais partie de la famille, l’infirmière m’a prise pour la petite-fille d’Helen. Tandis que je m’apprêtais à la corriger, Helen m’a interrompue : « Elle est comme une petite-fille pour moi. » Helen, le sentiment est réciproque.
J’ai grandi en l’absence de mes grands-parents en raison du parcours migratoire de ma famille et du décès précipité de la plupart de ceux-ci. Je n’ai jamais eu l’occasion de demander à mes grands-parents de me raconter leurs souvenirs de l’Holocauste. Je ne connais de leur histoire que ce que mes parents ont retenu, soit ce qu’on leur a raconté, soit les événements qui les impliquaient suffisamment pour qu’ils aient le réflexe de poser des questions. Les histoires inconnues de ma propre famille me rappellent toutes les histoires qui ne voient jamais le jour, qui sont avalées par les traumatismes ou par la mort, oubliées parce que personne n’a jamais demandé à les entendre.
Vivant dans un pays qui commence tout juste à faire le point sur ses propres actes génocidaires – en témoignent les récentes découvertes de sépultures non marquées d’enfants autochtones près d’anciens pensionnats – je suis plus que jamais convaincue que d’écouter les témoignages de ceux et celles qui ont été victimes de génocides est crucial pour notre compréhension de l’Histoire et pour l’émergence d’un sentiment de responsabilité commune nécessaires à la guérison.
Je remercie En mémoires, du témoin au témoignage d’avoir créé un espace permettant aux histoires de survivants d’être racontées et entendues, et de m’avoir accordé le privilège d’écouter un de ces récits.
Anna Veprinska est une autrice et chercheure vivant au nord de Toronto (Tkaronto). Elle est présentement boursière postdoctorale du Conseil de recherches en sciences humaines à l’Université de Toronto. Son livre Empathy in Contemporary Poetry after Crisis (Palgrave Macmillan, 2020) s’est vu décerné une mention honorable du First Book Award de la Memory Studies Association.