S’inspirer de moments inoubliables pour réfléchir au futur des témoignages
Au fil des dix dernières années, j’ai eu l’honneur et le privilège d’accompagner plusieurs auteurs-survivants aux quatre coins du Canada. À plusieurs reprises lors de ces déplacements, j’ai écouté ces rescapés, dont les récits ont été publiés par le Programme des mémoires de la Fondation Azrieli, livrer leurs témoignages à différents auditoires. Jamais mon intérêt ni ma curiosité ne se sont essoufflés. Des élèves ont exprimé avoir été davantage touchés par ces récits que par tout autre cours, livre ou film traitant de l’Holocauste. Je les comprends : comme eux, j’ai vécu des moments forts et inoubliables en prêtant l’oreille à l’histoire de ces rescapés.
La pandémie a obligé les survivants qui souhaitaient continuer de témoigner dans les écoles et les universités à plonger, comme la plupart d’entre nous, dans l’univers de la visioconférence. Si certains sont persuadés qu’ils retourneront témoigner devant public lorsque la pandémie sera mieux contrôlée, plusieurs ont pu mesurer les avantages de recourir aux nouvelles technologies. En effet, il est moins épuisant de discuter avec les élèves et de créer des liens avec eux en ligne, et il est désormais possible de s’adresser à des publics du monde entier dans le confort de leur foyer. Les rescapés qui ne maîtrisent toutefois pas ces technologies, ou qui n’y ont pas accès, peinent à maintenir le lien avec leur auditoire.
Le survivant de l’Holocauste Nate Leipciger, auteur des mémoires Le Poids de la liberté, s’est lancé avec enthousiasme dans cette avenue pédagogique. Il reconnait que les interactions virtuelles n’ont peut-être pas la même portée qu’une rencontre en personne, mais il considère qu’elles présentent certains avantages. « Nous devons faire de notre mieux avec les outils à notre disposition et en accepter les lacunes », a-t-il expliqué récemment lors d’un de nos entretiens. « Avant la pandémie, nous n’y pensions pas, mais c’est maintenant le moment tout indiqué pour élaborer de nouvelles stratégies éducatives qui nous permettront de diffuser nos récits à plus grande échelle, même s’il est vrai que rien ne pourra remplacer l’effet d’un témoignage livré en personne. »
Depuis plus de trente ans, Nate se consacre à l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste. Il est un éducateur chevronné qui sait adapter ses témoignages aux différents niveaux de compréhension de ses auditoires. Il parvient chaque fois à créer un lien puissant avec son entourage, peu importe où il se trouve. Mais quand je vois Nate raconter son récit en présence des élèves, je suis toujours émerveillée par sa capacité à interagir avec eux, à capter leur attention grâce à sa passion et son authenticité. Après une conférence, les élèves font la file pour lui serrer la main ou même lui offrir une accolade. Ce type d’échange enseigne aux élèves bien plus que de simples faits historiques, il leur apprend aussi l’empathie.
Force est d’admettre que nous amorçons un tournant décisif en matière d’enseignement de l’histoire de l’Holocauste, et pas seulement parce que plusieurs survivants ne livrent désormais plus leurs récits de vive voix. On me pose régulièrement la question suivante : qu’arrivera-t-il quand il n’y aura plus de survivants pour nous faire part de leurs histoires en personne ?
Considérant que les survivants de l’Holocauste ont maintenant dans les 80 ans et les 90 ans, nous sommes confrontés au fait que l’ère des témoignages s’achève, emportant avec elle de nombreux récits inédits. Malheureusement, les jeunes d’aujourd’hui seront les derniers à entendre les survivants prononcer les mots « j’y étais » de vive voix.
À mon sens, l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste ne sera plus jamais le même après le départ des survivants. Je parie que celles et ceux qui ont fait l’expérience du lien puissant qui nait de ces récits partagés en personne sont du même avis. Heureusement, les mots des rescapés, les souvenirs qu’ils ont choisi de partager avec nous dans leurs mémoires survivront. Sans compter les entrevues et les films qui donneront aussi l’occasion aux générations futures de les « rencontrer » virtuellement, afin qu’elles puissent profiter du savoir des rescapés longtemps après leur départ.
J’ai demandé à trois survivants de l’Holocauste qui ont publié leurs mémoires et qui partagent publiquement leur expérience depuis des décennies de me faire part de leurs impressions quant à l’avenir de l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste.
Comment aimeriez-vous que l’histoire de l’Holocauste soit enseignée dans les années à venir, quand il n’y aura plus de survivants pour s’adresser directement aux élèves ? Sera-t-il possible de continuer de créer un lien fort avec l’auditoire sans la présence des survivants ?
En tant que survivant, je considère que j’ai une responsabilité envers les générations passées : je dois œuvrer auprès des nouvelles générations afin qu’elles apprennent ce qu’a été l’Holocauste, qui ont été les victimes de cette tragédie et ce que l’humanité a perdu quand celles-ci ont péri.
Je pense que l’enseignement de l’Holocauste est maintenant si évolué que notre absence, même si on la ressentira à l’occasion, ne nuira pas outre mesure à la cause. La plupart des établissements d’enseignement, des universités et des organisations ne dépendent déjà plus de la présence des survivants pour enseigner le sujet. Les générations futures seront en mesure de créer de nouvelles méthodes éducatives pour diffuser nos témoignages et partager leurs impressions.
Nate Leipciger, auteur des mémoires Le Poids de la liberté parus en 2015, a commencé à témoigner devant des élèves canadiens, puis du monde entier, peu après le décès de son père en 1972. Son père était un conteur d’exception et Nate a senti qu’il était désormais de sa responsabilité de raconter l’histoire de sa famille. Il a siégé pendant plusieurs années au Conseil international du musée d’État d’Auschwitz‑Birkenau et a participé à titre d’éducateur à la Marche des vivants. En 2016, un an après la publication de ses mémoires, il a servi de guide au premier ministre Justin Trudeau lors d’une visite du site commémoratif d’Auschwitz-Birkenau, le camp de concentration et de la mort où Nate et son père ont d’abord été internés, et où sa mère et sa sœur ont été assassinées.
J’ai cet espoir et ce souhait naïf, peut-être même cette conviction, que nos témoignages contribuent à l’essor d’une jeune génération qui, en s’inspirant de nos récits, comprendra qu’il faut traiter son prochain avec gentillesse, malgré nos différences, que la haine blesse et qu’elle alimente d’inutiles hostilités. Autrement dit, j’espère que la compréhension de l’Holocauste rendra les générations futures meilleures. Certes, l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste continuera quand nous ne serons plus là. Pour ce faire, il faudra toutefois que la nouvelle génération et celles à venir maîtrisent suffisamment bien les importants mécanismes politiques, historiques et sociaux de cette période complexe. Ainsi, elle pourra comprendre les effets dévastateurs que cette période a eus sur les Juifs, les Roms et toutes les autres victimes. De plus, je pense que cet enseignement sera bonifié par les écrits relatant les histoires de différentes familles.
Judy Weissenberg Cohen, autrice des mémoires A Cry in Unison parus en 2020, est une conférencière engagée et une activiste qui œuvre depuis les années 1990 à l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste et des droits de la personne. Après avoir confronté des néonazis au centre-ville de Toronto, Judy s’est heurtée à la réalisation que l’intolérance et l’antisémitisme n’étaient pas morts avec Hitler. Elle s’est promis d’agir pour combattre le négationnisme et a commencé dès lors à prendre la parole. En 2001, elle a fondé le site Web Women and the Holocaust — a Cyberspace of Their Own, un espace virtuel avant-gardiste où sont diffusés des témoignages de survivantes, des textes littéraires et des travaux universitaires explorant la question du genre dans les expériences des femmes durant l’Holocauste.
Je crois fermement au pouvoir de l’éducation, à l’importance d’enseigner ce qui s’est passé, ce qui ne devrait plus jamais se reproduire et ce qui se a lieu en ce moment. Je m’efforce de faire comprendre aux jeunes que c’est désormais à eux d’essayer de changer le monde. Je pense qu’il est possible d’amorcer des changements, mais seulement si nous faisons toutes et tous un très grand effort pour transformer le climat politique actuel. La vérité est trop souvent délaissée au profit de mensonges qui mènent le monde. Pensons notamment au négationnisme ou au déni des horreurs qui ont lieu actuellement. J’espère avoir contribué ne serait-ce qu’un tout petit peu à cet effort collectif.
L’enseignement de l’histoire de l’Holocauste perdurera même après notre départ, mais la qualité de cet enseignement dépendra de celles et ceux qui transmettront ce savoir. Enfin, les initiatives telles que Dimensions in Testimony pourront pallier notre absence grâce à leur approche interactive et à leurs images saisissantes. Je pense qu’il s’agit là de l’avenir de l’enseignement.
Pinchas Gutter, auteur des mémoires Dans la chambre noire parus en 2018, a commencé à témoigner de son expérience en 2005 lors d’un voyage en Pologne avec un groupe d’éducateurs catholiques participant au programme March of Remembrance and Hope (Marche annuelle du souvenir et de l’espoir). L’empathie et la compassion ressentie par Pinchas lors de cette expérience l’ont motivé à poursuivre son engagement pour l’éducation et la sensibilisation à l’Holocauste. Il est le premier à avoir participé au programme Dimensions in Testimony de la Shoah Foundation à l’Université de Californie du Sud (usc). Cette initiative met à profit une interface numérique 3D afin de diffuser les images interactives de survivants, capables de répondre en temps réel aux questions de l’auditoire.
Ces commentaires éclairés de survivants de l’Holocauste illustrent le vide que laissera leur départ, mais présentent aussi les pistes à suivre pour poursuivre notre mission. Mon expérience personnelle en matière d’enseignement de l’histoire de l’Holocauste me confirme que nous avons fait beaucoup de chemin. Dans les années 1960, alors que je fréquentais l’école publique, l’Holocauste ne faisait pas partie du programme scolaire. Depuis, les cours traitant de l’histoire de l’Holocauste se sont multipliés. Une panoplie de ressources éducatives sont maintenant à la disposition des enseignantes et des enseignants. Les mémoires, les ouvrages pédagogiques, les témoignages audiovisuels, les encyclopédies interrogeables et même les hologrammes interactifs sont autant d’exemples des outils facilitant l’enseignement de ce sujet complexe. La technologie moderne nous a permis d’immortaliser les récits de survivants, et nous avons fait d’importants progrès en matière d’enseignement de l’histoire de l’Holocauste. Les temps changent et l’équipe du Programme des mémoires de la Fondation Azrieli œuvre sans répit à la création de ressources éducatives et d’outils pédagogiques novateurs pour que les élèves puissent appréhender l’histoire de l’Holocauste et l’expérience des rescapés.
Depuis treize ans, Elin Beaumont organise et coordonne des événements communautaires et éducatifs pour le Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste de la Fondation Azrieli. En 2011, elle a créé à Toronto le programme Sustaining Memories (En mémoires, du témoin au témoignage), une initiative qui a permis de jumeler des bénévoles avec des survivants de l’Holocauste afin de les accompagner dans l’écriture de leurs mémoires. Grâce à ce programme, 90 récits de l’Holocauste ont été récoltés et la plupart sont diffusés en ligne dans le cadre d’une exposition virtuelle du Programme des mémoires. Depuis le début de la pandémie, Elin a organisé et animé de nombreuses rencontres virtuelles avec des auteurs-survivants.
Traduit de l’anglais par Cristina Marziale