Un terrible revers de fortune
Grandir sous Hitler
Mon père était redevable à son ami de la Gestapo, lequel lui avait tendu une main secourable à trois reprises. La première fois, c'était en 1933, la deuxième, pendant la déportation polonaise d'octobre 1938, et la troisième, juste avant la Nuit de cristal. Au début de l'après-midi du 9 novembre 1938, il avait téléphoné à mon père pour l'avertir de ce qui allait se passer ce soir-là. Il nous avait invités, une fois de plus, à chercher refuge au consulat de Pologne, car il était certain que les nazis allaient arrêter mon père et l'expédier dans un camp de concentration. Cette fois-là cependant, il y avait non seulement moins de gens au consulat, mais nous n'avons pas eu besoin d'y passer plus d'une nuit. C'était d'autant plus heureux que nous ne bénéficiions plus alors des services de l'oncle Dadek. Il s'était déjà enfui en Belgique, à Bruxelles.
Les persécutions continuaient et on rassemblait désormais les Juifs. Les personnes âgées étaient les plus touchées. À Leipzig, les SS avaient traîné des vieillards au bord d'un ruisseau situé non loin du Jardin zoologique. Ils les avaient ensuite obligés à le franchir d'un bond en les fouettant comme des furies. Bon nombre d'entre eux n'y étaient pas parvenus et ils étaient tombés dans l'eau glacée. Les badauds, des jeunes pour la plupart, observaient le spectacle en riant depuis le pont qui donne sur la Humboldtstraße. Ils encourageaient les SS comme s'il s'agissait d'un numéro de bêtes de foire. J'ai été témoin de cette scène. C'est l'un des souvenirs les plus écoeurants qui soient et il restera gravé à jamais dans ma mémoire. Aujourd'hui encore, je revois ces images aussi nettement que si c'était hier. Pour la première fois ce jour-là, je m'étais retrouvé réellement confronté à la cruauté de l'homme pour l'homme. Lorsque nous étions boyscouts, nous nous battions à coups de pied et de poing avec les Jeunesses hitlériennes. Pendant les dernières années où je fréquentais encore l'école publique, les enseignants nous mettaient sur la sellette et nous ridiculisaient, mais jamais de ma vie je n'avais vu des êtres humains faire preuve d'une telle barbarie.
En traversant la ville à pied, j'ai découvert avec stupeur les synagogues incendiées et les magasins juifs pillés et mis à sac. Le quartier juif de Leipzig, situé à proximité des rues Gustav-Adolf-Straße, Humboldtstraße et Gerberstraße, avait connu le pire. Cette nuit-là, presque tous les commerçants et les grossistes juifs avaient perdu leurs biens. La destruction avait été non seulement totale, mais systématique. Elle illustrait bien la méticulosité propre à l'esprit allemand. J'avais 12 ans à l'époque et j'avais du mal à saisir la logique qui présidait à ces agissements gratuits et largement prémédités.
S'agissait-il bien du même peuple ? Celui dont la culture avait engendré Schiller, Haydn, Schumann et Goethe, celui-là même que Lord Byron avait désigné comme le plus grand génie de son époque ? Ou bien Hitler, Streicher, Goebbels et Heydrich étaient-ils le produit d'une nouvelle espèce ? Goethe avait-il fait acte de prophétie en déclarant la chose suivante : « On devrait transplanter et disperser les Allemands dans le monde entier, à l'instar des Juifs, afin que s'épanouissent pleinement les qualités qui sommeillent en eux, et ce pour le bien des nations » ? Lors de la Nuit de cristal, on avait non seulement mis le feu à des synagogues et détruit des biens juifs, mais cette nuit-là avait également servi de test. Elle avait démontré l'efficacité de nombreuses années de propagande anti-juive, témoignant du lavage de cerveau subi par la population. Le peuple n'avait manifesté aucune réticence à participer à cette oeuvre de destruction. Les visages des Allemands photographiés pendant cette nuit impardonnable où on leur avait donné la « liberté de détruire » en disent long. On nous répète que seule une partie de la population avait pris part aux événements atroces de cette nuit-là, mais, dès lors qu'on scrute les spectateurs, on ne constate guère de différence entre l'expression de leurs visages et celle des auteurs de ces crimes. Le reste du monde n'a aucune excuse de n'avoir pris aucune mesure à l'encontre des Allemands pour signifier le caractère parfaitement intolérable de tels actes. À partir de quand étions-nous en droit d'attendre que des êtres humains dignes de ce nom prennent enfin position face à des actes de destruction volontaires et des meurtres entièrement planifiés ? Cette nuit-là, 90 Juifs ont été tués et 25 000 autres ont été rassemblés puis déportés vers des camps de concentration où les attendait un sort pire que la mort. À cette époque, les camps de concentration étaient encore situés en Allemagne : à Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen. Mais le reste du monde gardait le silence et les Allemands avaient bien compris que personne ne se souciait du sort des Juifs.