Un serment à la vie
Mme Hercemberg est descendue avec Hélène rencontrer son mari. Après m’avoir demandé mes impressions de la matinée, elles m’ont tendu d’un air gêné mon courrier, retransmis de Montluçon. Elles se sont approchées de moi quand j’ai pris connaissance de la première carte interzone. Écrite par Suzanne au moment de son départ avec ma mère et mes sœurs, elle m’apprenait dans un tragique message leur arrestation au matin du 16 juillet. Le ciel m’est tombé sur la tête !
Paris le 16 7 1942
Cher Salomon
Ne t’inquiète pas nous partons tous ensemble à l’instant. [N]e te fais pas de mauvais sang pour nous, nous nous débrouillerons toujours, occupe-toi de papa. Garde ton courage comme nous gardons le notre [sic]. Nous nous reverrons tous un jour dans la joie. Je t’embrasse affectueusement ainsi que Maman, Denise, Céline, Marie-Louise.
Suzanne
Abasourdi, je me suis senti étouffer, je n’ai pu proférer un son. Je suis retourné à l’atelier, où subitement les larmes ont afflué. La tête sur l’établi, j’ai donné libre cours à mon chagrin. Incapable de penser, je suis resté prostré dans un abattement respecté de tous. Krajka, Fischman et d’autres collègues, mis au courant par Hercemberg, ont tenté avec compassion de me réconforter, sous le regard curieux des jeunes filles de mon établi. À 14 h, je suis parti seul, errant comme un fou à travers la ville, versant des larmes amères au souvenir d’un passé si proche et déjà si lointain. Combien de temps ai-je marché ainsi, et dans quelles rues ? Je n’en ai aucun souvenir. J’ai fini par me rendre à Sathonay-Camp pour apprendre aux Pindek le malheur qui avait frappé ma famille.
[…]
Denise m’a envoyé deux cartes le 17 juillet 1942. La première me faisait part de sa libération en raison de sa nationalité française ; elle était la seule de mes sœurs, toutes françaises, à avoir plus de 16 ans au moment de la rafle. Elle m’informait également que, dans notre immeuble, il ne restait que les Aronovitch et elle. N’osant rester dans notre appartement, elle s’est rendue chez nos cousines, Nathalie et Hélène, qui l’ont recueillie comme une sœur. Leurs parents, oncle Sina et tante Dora, l’ont aussi entourée de toute leur affection. Restée seule, Denise puisait dans son désespoir une énergie insoupçonnée pour arriver à procurer de l’aide à Maman et à nos sœurs, parquées au Vélodrome d’Hiver, où elle s’est rendue immédiatement. Le Vél d’Hiv, comme on l’appelait, était le stade parisien où se déroulaient les célèbres courses cyclistes avant la guerre ; il avait été reconverti en centre de détention improvisé. Rien n’était prévu pour accueillir des milliers d’internés relégués dans les gradins : ni lits, ni couvertures, ni repas chauds, ni moyens sanitaires suffisants, dont l’absence se faisait cruellement sentir.
Paris le 17.7.1942
Cher Salomon et chers amis,
Cher Salomon, je te demande beaucoup de courage et plus que je n’en ais [sic] moi-même. J’écris et je pleure. Hier à midi, on m’a pris maman et les enfants, moi j’ai été relachée [sic] parce que je suis française. Je reste seule avec nos voisins Aronovich [sic] dans la maison. Les autres aussi sont partis. Pourtant ne t’inquiètes [sic] pas pour moi. Nathalie, Hélène, oncle et tante sont là. Pour le moment, je reste chez eux. Mais écris-moi à notre adresse et à mon nom. […] Ce matin, j’ai reçu une lettre de Papa de Pithiviers. Carte suit.
Baisers, Denise
J’ai bien reçu ta carte. Chers amis plus tard j’irais [sic] voir dans votre famille.
Dans sa seconde carte datée du 17 juillet, Denise m’écrivait :
Ce matin, je suis allée aux nouvelles et j’ai pu faire passer un peu de nourriture pour Maman et les enfants. Sois tranquille […] je suis là. Je ferais [sic] tout mon possible pour rester en contact avec notre chère Maman. Je sais par Albert Berman[1] avec qui j’ai réussi à parler que Maman était très courageuse, qu’elle veillait avec soin sur les enfants. […]
Investie d’une mission qui devenait son unique raison de vivre, Denise s’est engagée à soutenir Papa au camp et à s’assurer de mon bien-être en exil. En ces temps incertains, où l’on courait le risque de disparaître inopinément et sans pouvoir avertir quiconque, nous avons pris la décision de nous écrire tous les jours. Ainsi saurions-nous à quoi nous en tenir si l’un de nous cessait de donner de ses nouvelles.
[1] Albert Berman, un jeune copain de rue de Salomon, sera déporté le 23 septembre 1942 par le convoi no 36 à Auschwitz, où il sera assassiné. Source : Mémorial de la déportation des Juifs de France [en ligne].