L'Aktion
Souvenez-Vous
Puis est arrivée la journée sanglante du 28 octobre 1942, qui restera gravée dans ma mémoire aussi longtemps que je vivrai. Cette date a marqué un tournant dans ma vie, car c’est le jour où je suis passé de l’enfance à l’âge d’homme, un homme au tempérament sérieux et réfléchi qui allait survivre à quatre années de détention dans de nombreux camps de concentration avec pour seule motivation de prendre sa revanche sur les Allemands assassins et sanguinaires.
Je vais maintenant vous raconter cette journée.
Ce matin-là, nous nous sommes levés pour aller travailler, quand tout à coup nous avons entendu notre mère crier alors qu’elle regardait par la fenêtre (qui était orientée vers l’extérieur du ghetto). Nous avons tous accouru pour jeter un œil et avons vu ce que nous redoutions depuis un certain temps : le ghetto était cerné de troupes SS spécialement formées à la « liquidation » (l’assassinat) de Juifs. Aujourd’hui, nous connaissons très bien la signification du mot Aktion. Il est synonyme de centaines de morts et de milliers de personnes emmenées vers une destination inconnue (plus tard, nous allions découvrir que ces destinations inconnues étaient en fait les crématoires de Belzec, Treblinka, Majdanek et bien d’autres encore, où nous avons perdu des millions de nos frères).
Veuillez pardonner, cher oncle, mes propos confus, mais lorsque je commence à me remémorer ces terribles moments, je peux seulement écrire mes souvenirs comme ils me reviennent. Bref, poursuivons.
Nous sommes assis et blottis les uns contre les autres dans une pièce, car nous n’avons pas le droit de sortir, et nous sommes à l’affût de tout bruit provenant de l’extérieur, où, en même temps, tout est très calme (le calme avant la tempête). Maman pleure très discrètement ; elle sait que quelque chose de particulièrement affreux va se produire. Nous essayons de la persuader que tout ira bien. Je tentais de me comporter en adulte, bien qu’ayant à peine 16 ans.
Nous pensions à vous qui, dans la lointaine Palestine, n’aviez probablement aucune idée de ce qui se passait ici.
Tout à coup, quelques coups de feu se font entendre, puis toute une salve. L’Aktion avait débuté ! Nous entendons des cris, des hurlements, des gémissements, et nous savons avec certitude qu’il doit y avoir beaucoup de morts. Maman pleure, comme notre petit cousin ; sa mère, tante Sally, et lui vivaient avec nous.
Puis nous entendons les pas lourds des SS qui se rapprochent. Ils sont là ! Nous sommes assis ensemble et nous nous serrons les uns contre les autres, dans l’attente que quelque chose de terrible se produise. Les pas s’arrêtent ensuite juste devant notre porte… Un grand boum et ils sont à l’intérieur, devant nous. Ces visages cruels aux sourires sadiques s’avancent lentement vers nous.
L’un d’entre eux se met à hurler : « Maintenant, je vais m’occuper de ces sales Juifs ! »
Une de ces brutes a commencé à frapper ma mère chérie. J’ai été soulevé d’indignation : mû par toute la haine que je ressentais envers cet animal qui osait lever la main sur ma mère, je me suis jeté aveuglément sur lui, les poings en avant. Moi, un garçon de 16 ans, attaquant le grand Allemand !
J’entends encore son rire mauvais qui se mêle aux cris de ma mère. C’est alors que j’ai ressenti un coup à la tête et que j’ai perdu connaissance. J’ai été laissé pour mort, gisant à terre, en sang. Le soir, quelques-uns des garçons employés à nettoyer les toilettes au quartier général de la Gestapo m’ont trouvé étendu par terre. Ils m’ont raconté que j’avais eu beaucoup de chance (j’avais beaucoup de chance, moi, celui qui en quelques minutes avait perdu tous les siens…). Je n’ai pas pleuré. Je me suis juré que, si je survivais, je me vengerais. Eh bien, j’ai survécu, mais je n’ai pas encore assouvi ma vengeance.