Les Ombres du passé
Trouver un lieu sûr
Peu après le début de la guerre, le gouvernement soviétique a ouvert ses frontières et de nombreux Juifs sont passés en Union soviétique pour échapper aux nazis. Mais beaucoup sont aussi restés sur place. Certains refusaient d’aller vivre dans un pays communiste et d’autres ne voulaient pas quitter leur maison et leurs biens durement acquis. Les anciens, qui se souvenaient de la politesse de l’occupant allemand pendant la Première Guerre mondiale, ne pouvaient imaginer les crimes dont ces soldats allaient se rendre coupables. Et beaucoup de Juifs n’avaient pas les moyens de partir car ils avaient des familles nombreuses avec des enfants en bas âge. C’était le cas de mes parents, avec sept enfants à charge, dont une fillette de cinq ans. Pour compliquer la situation, ma mère souffrait d’arthrite. Il nous était impossible de nous rendre tous en Union soviétique. Au début du printemps 1940, mes bons amis Leon Monderer et Jozef Szarp sont allés à Lwów, en Pologne sous occupation soviétique.
Ils ont passé la frontière soviétique alors ouverte et ont été libérés du joug nazi. Après avoir trouvé du travail à Lwów, ils ont pris le risque de revenir à Cracovie quelques jours pour revoir leurs familles et leurs amis. Avant de retourner en zone d’occupation soviétique, Leon et Jozef m’ont rendu visite et m’ont demandé de les accompagner. Ils m’ont affirmé qu’ils avaient un bon travail pour moi et que je devrais saisir l’occasion d’échapper à l’oppression nazie. Quel tourment que cette décision ! Pouvais-je quitter ma chère famille à un moment aussi critique ? Mais je ne leur étais pas d’une grande utilité à Cracovie et j’avais la possibilité de bien m’en sortir à Lwów avec mes amis. J’ai décidé d’opter pour ma liberté. Le coeur gros, j’ai choisi de partir.
Mes parents n’ont pas remis en question ma décision ; ils voulaient que j’échappe à ce qui se passait en Pologne. Ma mère m’a préparé une valise avec des chemises, des pantalons, des chaussettes et une veste. J’étais prêt à partir. J’ai d’abord dit au revoir aux miens puis mes parents m’ont poussé vers mes amis qui attendaient près de la porte. « J’espère vous revoir bientôt », ai-je murmuré avec émotion à mes parents. Mais ensuite, je me suis retourné et j’ai vu tous les membres de ma famille côte à côte. Mes soeurs cadettes pleuraient. Cette image a été si pénible que je n’ai pas pu partir. J’ai posé ma valise par terre et j’ai dit à mes amis de s’en aller sans moi. Je leur ai déclaré : « J’espère qu’un jour nous nous retrouverons libres, mais je ne quitterai pas ma famille. »
Leon et Jozef ont été déçus, mais ils ont compris ce que je ressentais. Nous nous sommes dit au revoir et avons exprimé le souhait de nous revoir après la guerre. J’ai eu du mal à quitter mes meilleurs amis, parce que je ne pouvais m’empêcher de penser que nous ne nous reverrions jamais. Mais si j’étais parti avec eux, je ne me le serais jamais pardonné. J’étais très heureux d’avoir décidé de demeurer avec les miens. J’ai su alors que je ne les quitterais jamais et que nous ferions face ensemble aux épreuves à venir, quelles qu’elles soient. C’était là mon point de vue, le seul possible pour moi. Je regrettais seulement de ne pas être d’une plus grande utilité pour ma famille.
Je pense encore à l’époque où j’aurais pu me rendre en Union soviétique pour sauver ma vie et échapper aux Allemands. À Cracovie, nous étions pourchassés par les nazis comme des animaux dans la jungle. Nous subissions la faim, la terreur et l’humiliation. Chaque journée était une épreuve et je ne supportais pas de voir ma famille souffrir. Je me sentais impuissant, en colère et malheureux de ne pas pouvoir les aider. Si seulement nous avions tous pu fuir en Union soviétique !