Souvenirs de l’abîme/Le Bonheur de l’innocence
Survivre en clandestinité
Les gens mouraient comme des mouches autour de nous, que ce soit durant les Aktionen quotidiennes ou lors des exécutions en masse perpétrées au cimetière juif, après que les victimes avaient été forcées d’y creuser leur propre tombe. D’autres étaient emmenés en charrettes vers les trains à destination du camp de la mort de Bełzec. Et certains mouraient des suites de maladies, principalement du typhus, en raison des conditions d’hygiène abominables. Puis, évidemment, il y avait la faim. Les corps gisants dans la rue étaient chose courante, malgré le passage régulier de charrettes destinées à les ramasser.
La liquidation du ghetto de Stanisławów était imminente. De fait, à la fin du mois de février 1943, les Allemands l’ont déclaré « judenrein », nettoyé des Juifs.
Mais avant ce moment fatidique, avant qu’il ne soit trop tard, ma mère avait senti qu’il fallait faire quelque chose. En décembre 1942, elle avait perdu presque tous les membres de sa famille et son bébé lui semblait plus triste et plus maigre de jour en jour. J’avais près de 2 ans, mais je ne marchais pas encore. Je parlais à peine. Par un matin froid et couvert, elle m’a prise avec elle, nous a emmitouflées étroitement dans un édredon et s’est approchée de la Schleuse (porte) principale du Ghetto, où son cousin Jakob Mandel était de service. Cet homme solide et trapu avait fait des affaires avec les Allemands avant la guerre, mais bien que ses loyaux services lui aient valu une place d’autorité dans la communauté, il a tout de même été exécuté plus tard par les nazis. Ce jour-là, les deux cousins ont échangé un regard furtif, puis Mandel s’est retourné, permettant ainsi à ma mère de passer derrière son large dos avec son précieux paquet.
Une fois sortie du Ghetto, ma mère a retiré son brassard bleu et blanc portant l’étoile de David et s’est mise à courir dans la rue pavée, s’attendant à tout moment à recevoir une balle dans le dos. À cette époque, j’avais appris à me tenir tranquille, et être si près de ma mère suffisait à me rendre heureuse. Nous nous sommes réfugiées sur le seuil de l’appartement d’une ancienne voisine qui, craignant sans doute pour sa vie, nous a vite tirées vers l’intérieur. Cette nuit-là, j’ai dormi dans le lit de Pani (Mᵐᵉ) Poliszowa, blottie entre elle et ma mère.
Mon bonheur a été de courte durée. Dès le lendemain, ma mère m’a confiée à une ancienne domestique de son frère, Józia, qui m’a emmenée chez sa soeur Marynia à Pozniki, un village voisin. Cette veuve et ses deux petits garçons de 3 et 6 ans ont été ma nouvelle famille durant 18 mois. Avec mes cheveux blonds, mes yeux bleus et mon petit nez, je passais facilement pour la petite soeur. Ayant souffert de malnutrition et de nombreuses maladies infantiles, j’ai tout de même mis un certain temps à jouir d’une bonne santé.