J’ai emporté dans le bunker mon livre, Autant en emporte le vent, que je lisais depuis un moment, et que j’ai lu et relu plusieurs fois. Notre abri était éclairé et muni d’une petite trappe par laquelle nous pouvions aller prendre l’air durant la nuit, quand les nazis n’étaient habituellement pas en faction. Même ainsi, il fallait nous montrer prudents lorsque nous sortions, car des informateurs se faufilaient parmi nous et suppliaient qu’on les laisse entrer dans les bunkers. C’est ainsi qu’ils découvraient nos cachettes et en révélaient l’emplacement aux Allemands dès le lendemain. Ces derniers venaient alors avec des lance-flammes et de l’artillerie, et avertissaient les occupants que, s’ils ne sortaient pas dans la demi-heure, leur abri serait réduit en cendres. Les Allemands ont fini par détruire entièrement le ghetto en opérant de la sorte.
Nous vivions dans le bunker depuis trois semaines et nous n’avions pas mis le nez dehors depuis plusieurs jours. Nous ne parlions qu’à voix basse avec une pointe d’hystérie dans le ton. Puis la première semaine de mai, les inévitables coups ont retenti sur la trappe, et des voix nous sont parvenues des bouches d’aération. Nous avions été découverts. Les voix – je ne me souviens plus si c’était en allemand ou en polonais – disaient que, si nous ne sortions pas d’ici trente minutes, ils allaient lancer des bombes à gaz à l’intérieur et que nous allions tous mourir. Lorsque nous avons émergé, nous avons vu des Allemands accroupis, munis de mitraillettes. Ils ont incendié l’édifice malgré tout.
J’en ai gardé une image très nette : alors que nous sortions du bunker, nous avons vu des parachutistes allemands entièrement vêtus de noir, comme le diable en personne, affublés de casques noirs et munis de mitraillettes qu’ils portaient en bandoulière. Ils ne cessaient de hurler : « Hände hoch ! Hände hoch ! Nicht schießen ! »
(Les mains en l’air ! Les mains en l’air ! Ne tirez pas !) Ils pensaient que nous avions des armes et ils avaient peur de nous. J’en ai éprouvé une grande fierté.
Ils nous ont fouillés et forcés à nous allonger le long de l’immeuble, nous plaçant sous la surveillance de soldats ukrainiens. Désormais, les collaborateurs étaient ukrainiens, lettons ou lituaniens. Nous sommes restés ainsi durant un long moment alors qu’ils rassemblaient les habitants, les regroupant en files. Il faisait sombre quand nous nous sommes mis en marche, au milieu des bâtiments incendiés. Certains prisonniers tentaient de s’échapper en quittant leur file en courant ; un fugitif a détalé tout droit vers un immeuble en feu lorsqu’un des gardes l’a visé et a déchargé son arme sur lui. Hilare, le tireur ne semblait même pas se préoccuper d’avoir atteint sa cible ou non, car peu lui importait que l’homme meure par balle ou brûlé vif.
Ce souvenir a été le premier à me hanter régulièrement dans mes cauchemars. Pendant des années, j’ai rêvé qu’on me tirait dans le dos et que je mourais après m’être jeté dans les flammes.