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Unies dans l’épreuve

Dans les ténèbres

Ellen :

Du jour au lendemain, je ne suis plus allée à l’école et, de ce fait, je n’ai plus été victime des intimidations de la voisine. En juin 1944, une loi a obligé tous les Juifs à emménager dans des immeubles qui leur étaient exclusivement réservés. Ma mère avait déjà cousu une étoile jaune sur mon manteau et nous sommes allées à pied jusqu’à un autre bâtiment où, à ma grande joie, nous avons retrouvé la femme de mon oncle Latzi, Serena, et mes cousins Hedi, Imre et Gyurka, le bébé. Hedi avait les yeux bleus et les cheveux blonds, comme ses deux frères. Elle et moi nous amusions beaucoup lors de nos jeux quotidiens. De temps en temps, ma tante Margaret venait nous apporter de la nourriture et, une fois, elle a même amené ma sœur Kati, mais je ne m’amusais pas autant avec elle qu’avec Hedi et Imre. Ma mère semblait très heureuse quand elle l’a vue et je l’étais aussi.

Que pouvait-on demander de plus ? Chaque jour, je jouais avec mes meilleurs amis, je n’allais jamais à l’école et ma mère était toujours à ma disposition. Elle n’avait jamais à sortir depuis qu’elle vivait dans ce nouvel endroit, et elle ne me laissait donc jamais seule dans l’appartement. C’était le rêve !

Mais bientôt, le rêve a tourné au cauchemar. D’un coup, les adultes sont devenus très inquiets. Ils ont commencé à empiler tout ce qu’ils avaient dans des valises. Ma tante Serena a envoyé un message à son mari pour lui dire que notre immeuble allait être évacué et que tous les occupants déménageaient. Ma mère aussi se faisait du souci. Elle ne disait rien, mais je le sentais. À ma grande surprise, mon oncle Latzi s’est présenté chez nous avec ma sœur. Il a déclaré qu’il allait mettre les enfants en sûreté. J’ai été arrachée à ma mère et nous sommes partis à pied dans les ténèbres, vers un endroit où nous serions à l’abri.

Oncle Latzi nous a emmenés dans un immeuble qui portait un grand symbole de la Croix-Rouge. Je connaissais cette organisation, elle aidait les gens. Après le départ de mon oncle, on nous a rasé la tête pour que nous n’attrapions pas de poux et on nous a indiqué où nous allions dormir : sur des matelas dans une des grandes pièces où se trouvaient déjà beaucoup d’autres enfants. On nous a aussi donné quelque chose à manger, mais je ne me rappelle pas quoi. Je me souviens essentiellement d’avoir eu faim. Mais je ne vivais pas dans la crainte, car ma sœur se trouvait avec moi et je savais qu’elle veillerait sur moi. Je suis demeurée dans cette habitation quelques mois au moins. Hedi s’occupait de ses frères et, pour ma part, je ne quittais pas ma sœur Kati d’une semelle. Il faisait froid, mais pas autant qu’à l’extérieur. Quand la nuit tombait, et même pendant la journée, nous nous blottissions les uns contre les autres sur le matelas pour nous tenir au chaud. Je ne me souviens pas que quiconque ait joué ou chanté, mais certains des enfants émettaient des sons de gorge bizarres et effrayants, car ils étaient sourds. J’avais des vêtements assez chauds, mais mes chaussures étaient trouées et ma mère les avait « réparées » en mettant du carton à l’intérieur. Les chaussures trouées ne m’avaient pas affectée, mais quand on a dû aller dehors, elles ont posé problème. Car des hommes armés sont venus à l’immeuble pour nous demander de sortir. Ils avaient l’air en colère et ils portaient des baïonnettes acérées à leurs fusils, ce qui fait qu’ils pouvaient aussi bien tirer que poignarder. Ils étaient aussi effrayants que menaçants.

Dehors, nous nous sommes mis tous en rang dans la nuit obscure. Une infirmière de la Croix-Rouge a chuchoté à Hedi que ce serait facile de mettre le bébé à l’abri et qu’elle s’en chargerait, car il avait les yeux bleus, les cheveux blonds, n’était pas circoncis et ne savait pas encore parler. Hedi a fait confiance à cette femme qui semblait bienveillante, bien qu’en réalité nous ne la connaissions pas du tout. D’ailleurs, nous n’avons jamais appris son nom. Elle a emporté Gyurika pendant que les soldats avaient le dos tourné. Ensuite, on nous a donné l’ordre de marche et nous avons quitté l’immeuble où nous avions été en sécurité, en route vers une destination inconnue. Je m’accrochais à Kati, car j’avais du mal à marcher. Le carton couvrant un des trous de mes semelles est devenu mouillé dans la boue, puis la neige s’y est attachée et a gelé, rendant la semelle de cette chaussure plus épaisse que l’autre. Nous ne pouvions pas nous arrêter pour racler la neige accumulée. J’avais faim, j’avais peur et j’étais transie de froid ; je marchais à côté de ma sœur en boitant comme si j’avais une jambe plus courte que l’autre.

Kitty :

Les membres du parti des Croix fléchées, d’inspiration nazie, semblaient avoir décidé de conduire les enfants dans l’enclave fermée du Ghetto. À Budapest, le Ghetto a été établi le 29 novembre 1944, durant les derniers mois de la guerre, alors que l’Allemagne et la Hongrie étaient engagées dans un affrontement sans merci contre les Alliés. Néanmoins, malgré une situation désespérée, les nazis étaient toujours aussi décidés à achever de détruire les Juifs d’Europe, selon la ligne directrice de leur projet d’annihilation, la tristement célèbre « Solution finale ».

Dans ce but, ils rassemblaient tous les Juifs de Hongrie qui restaient, ceux qui ne s’étaient pas cachés ou qui n’étaient pas protégés par un gouvernement neutre, comme celui de la Suède, et ils les parquaient dans une zone qui les tenait séparés de la population non juive. Les nazis avaient placé des soldats armés pour les garder, et clôturé l’endroit au moyen d’une enceinte en brique et en bois. Ils s’assuraient en outre qu’aucune nourriture ne pouvait y entrer et que personne ne pouvait en sortir. Les Juifs étant complètement coupés du monde, les nazis pouvaient plus facilement rassembler de grands groupes d’individus sans défense, pris dans ce réservoir de misère, et les envoyer comme esclaves aux camps de travail. Ces détenus, du moins ceux qui en étaient capables, accomplissaient les travaux essentiels, permettant ainsi aux non-Juifs de servir dans l’armée.

Les gens à l’intérieur du Ghetto ne recevaient aucun secours. Entourés de déchets et d’excréments, entassés les uns sur les autres, affamés et affaiblis, les enfants et les personnes âgées attrapaient facilement la typhoïde et d’autres maladies. Beaucoup sont morts de façon horrible, abandonnés dans les rues et recoins du Ghetto.

Ilonka et moi avons été conduites à un immeuble, dans un appartement où nous sommes restées avec un groupe d’enfants, blottis les uns contre les autres pour nous protéger du froid. Hedi et Imre ont été séparés de nous et emmenés dans un autre logement, et j’ai perdu leur trace. Beaucoup plus tard, j’ai appris que mon cousin Imre avait décidé d’explorer son nouvel environnement et, en montant un escalier à moitié détruit par les bombardements, il avait trébuché et était tombé sur le corps d’un homme mort. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis.

J’avais conscience de la situation effrayante dans laquelle nous nous trouvions, mais contrairement à Ilonka, je n’avais pas peur. En fait, je ne ressentais pas grand-chose, à part le froid et la faim. Étendue auprès d’Ilonka, je pensais à toute la nourriture que j’avais refusé de manger quand ma douce mère si attentionnée essayait de me faire recouvrer la santé, mais je ne pensais ni à ma mère, ni à mon père, ni à ma tante Margaret qui avaient été emmenés, et très probablement assassinés. Je ne rêvais que de nourriture et d’un peu plus de chaleur, au cœur de ce mois de décembre si rude.

J’ai fouillé le logement et j’ai trouvé un placard rempli de linge abandonné. Comme nous n’avions pas de couvertures, j’ai enfilé plusieurs couches de ces vêtements pour dormir. Je me suis réveillée au milieu de la nuit parcourue de terribles démangeaisons. Quand le jour s’est levé, j’ai pu observer les vêtements de près et constater qu’ils étaient couverts de poux et de lentes. C’est à ce moment-là que j’ai craqué. Toute seule, sans adultes, réduite à vivre dans la crasse et les punaises qui m’attaquaient, j’ai baissé ma tête rasée et pleuré à gros sanglots irrépressibles. Mais j’ai vite dû prendre sur moi afin de ne pas effrayer ma sœur déjà suffisamment terrifiée.

Unies dans l’épreuve, Kitty Salsberg, Ellen Foster

Kati et sa jeune sœur, Ilonka, arrivent au Canada marquées par l’Holocauste qui les a privées de leurs deux parents. La période éprouvante qu’elles ont passée seules au ghetto de Budapest est encore fraîche dans leur mémoire et elles ont l’espoir fragile d’être adoptées. Mais leur vie à Toronto est bien loin de ce qu’elles avaient imaginé et pleine de promesses non tenues. Au fur et à mesure que les deux sœurs s’adaptent à leur nouvel environnement, elles deviennent fortes et indépendantes, se raccrochant à l’idée qu’elles resteront toujours Unies dans l’épreuve.

Préface de Adara Goldberg

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En bref
Hongrie
Ghetto de Budapest
Projet des orphelins de guerre
Immigration au Canada en 1948
Adaptation à la vie canadienne
Tranche d'âge recommandée
14+
Langue
Français

232 pages

À propos de l'autrice

Photo of Kitty Salsberg

Kitty (Kati) Salsberg est née en 1932 à Budapest (Hongrie). Elle a immigré au Canada en 1948, où elle a eu une longue et riche carrière d’enseignante. Kitty vit à Toronto.

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À propos de l'autrice

Photo of Ellen Foster

Ellen (Ilonka) Foster (1935–2022) est née à Budapest (Hongrie). Elle a immigré au Canada en 1948. Ellen a déménagé à Los Angeles en 1952, où elle a travaillé et fondé une famille.

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