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Nous chantions en sourdine

Survivre

De petits gestes de courage nous permettaient de survivre. Un soir, par exemple, nous attendions depuis des heures et des heures sur la place de l’appel. Quand on nous a enfin laissées partir, certaines des femmes, qui avaient besoin d’aller aux toilettes, se sont rendues directement aux baraquements pour se soulager aux latrines. Mais les portes étaient verrouillées. Quelques-unes des femmes n’en pouvaient plus après avoir attendu aussi longtemps. Ne pas pouvoir se soulager était très pénible. Pour certaines, c’en était trop. Nous avons donc commencé à crier, en répétant : « Laissez-nous faire pipi ! » Je clamais : « Ne les faites pas souffrir ! Arrêtez cette torture ! » Une des gardes SS nous a entendues et est venue au baraquement.

Elle avait dû reconnaître ma voix, car elle s’est dirigée directement vers moi, comme si j’étais responsable de la rébellion. Les autres femmes étaient sûres que j’allais être tuée. Mais il est arrivé quelque chose d’inattendu. Une de mes amies de Moukatcheve, qui s’appelait Hilda, m’est venue en aide. Je la connaissais avant la guerre : c’était une femme habituellement très calme et réservée. Cependant, elle a rallié tout le monde et a encouragé les femmes à hurler. Les 700 ou 800 détenues du secteur ont commencé à crier si fort et avec tant d’intensité que la garde SS a pris peur et est partie.

Il existait une autre manière de résister : en gardant espoir. Assises sur nos châlits dans le baraquement, vêtues de robes légères et toutes déchirées dans lesquelles nous gelions, notre force de vie subsistait malgré tout. Certaines ont même essayé d’apprendre de nouvelles langues. J’avais déjà appris un peu d’anglais à cette époque et je le parlais assez bien. Je me souvenais aussi de l’hébreu qu’on m’avait enseigné au secondaire et dont je partageais la connaissance avec quelques amies. C’était une période de vide, de souffrance et de désespoir. Il était difficile d’envisager un moyen de s’en sortir et il ne semblait pas y avoir d’issue possible. À moins d’un miracle… et je me raccrochais parfois à cette pensée.

Notre résistance se manifestait plus que tout par le chant. Bien qu’il paraisse paradoxal de parler en même temps de musique et de Birkenau, chanter représentait un élément essentiel de notre existence. Quand notre travail était fini et que les gardes n’étaient pas là, nous en profitions pour entonner des chants hébreux. Nous devions faire attention à ne jamais chanter devant les SS, car nous aurions été battues à mort. Je chantais faux, mais cela n’avait pas d’importance. Aucune d’entre nous n’avait de talent véritable pour le chant. J’apprenais à mes amies les paroles des chansons qu’on m’avait enseignées à l’école, et les femmes dotées d’une belle voix se chargeaient de trouver l’air. Ensemble, nous combinions paroles et mélodies, et nous chantions en sourdine pour que personne ne puisse nous entendre. Cela nous donnait du courage et nous remontait le moral. Au cours de ces séances, nous ne parlions ni de la mort omniprésente ni des assassinats qui nous menaçaient toutes.

Ce n’étaient pas les seuls moments musicaux du camp. Nous avons eu droit aussi à des concerts organisés par les SS – des occasions pénibles pour les détenus juifs. Je me souviens d’un concert qui avait été monté à l’improviste par ordre de l’administration du camp. On nous a réunies sur l’Appellplatz et ordonné de nous asseoir par terre. En face de nous se trouvait un groupe d’hommes décharnés et revêtus de leurs guenilles de prisonniers. Chacun d’eux tenait qui un violon, qui un violoncelle, qui un instrument à vent. On leur a dit de prendre place sur l’estrade et de commencer à jouer. Quel talent ! Affamés et malades, les musiciens interprétaient des valses de Johann Strauss fils, tandis que les SS dansaient.

Je me suis mise à pleurer. J’étais inconsolable : ces musiciens étaient en train de jouer des airs créés pour rendre le monde plus beau et plus harmonieux. Et ces hommes, emprisonnés et faméliques, étaient forcés de jouer au-delà de la souffrance et de l’humiliation. Les valses et les opérettes de Strauss, qui avaient fait la joie de tant de mélomanes depuis si longtemps, n’avaient rien en commun avec Hitler et son idéologie.

Nous chantions en sourdine, Helena Jockel

Quand les nazis envahissent la Hongrie en mars 1944, l’institutrice Helena Jockel ne pense qu’à une chose : sauver « ses » enfants. Elle les accompagne à Auschwitz-Birkenau et les voit emmenés dans les chambres à gaz. Son récit lucide et déchirant de la vie au camp enregistre à la fois les moments de cruauté insondable et les éclairs trop brefs de beauté et de gentillesse. Après la guerre, Helena redevient enseignante sous un régime communiste qui lui interdit d’évoquer l’Holocauste. Mais elle refuse de cacher sa judéité.

Préface de Dorota Glowacka

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En bref
Tchécoslovaquie; Hongrie
Ghetto
Camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau
Marche de la mort
Tchécoslovaquie d’après-guerre
Vie en pays communiste
Immigration au Canada en 1988
Ressources éducatives disponibles: Survivre à Auschwitz
Tranche d'âge recommandée
14+
Langue
Français

142 pages

Médaille d’argent décernée lors des Living Now Book Awards en 2015

À propos de l'autrice

Photo of Helena Jockel

Helena Jockel (née Kahan) (1919–2016) est née à Mukačevo (Tchécoslovaquie, aujourd’hui en Ukraine). Après la guerre, elle est retournée dans son pays, et a épousé son beau-frère, Emil Jockel, veuf de sa sœur. Helena et Emil ont vécu en Tchécoslovaquie jusqu’à la retraite d’Helena. En 1988, ils sont venus rejoindre leur fille, Jana, au Canada.

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