Matricule E/96
L'Invasion
Cette nuit-là, nous avons dormi sur ce que nous avons trouvé et comme j’avais dix ans et que j’étais épuisé, je me suis juste étendu sur le sol à côté du camion et je me suis endormi. Nous n’avions pas grand-chose à manger, seulement les restes des provisions que nous avions réussi à recueillir les deux jours précédents. Le lendemain, j’ai été réveillé à l’aube par mes parents et à nouveau, nous avons repris notre route. Le chauffeur s’était arrangé pour obtenir de l’essence et du pain dans une ferme ou dans le hameau que nous avions traversé. Il semblait que même dans cette confusion, on pouvait trouver l’essentiel – en y mettant le prix.
Nous voulions traverser la Somme, pensant être plus en sécurité de l’autre côté, mais nous ne l’avons jamais atteinte. L’armée allemande y était arrivée avant nous et avait été temporairement stoppée par la destruction d’un pont. Il y avait des réfugiés qui rentraient chez eux, incitant les gens à s’en retourner et leur disant que la guerre était finie pour eux. Tout se passait de façon fort civile, avec de jeunes soldats allemands souriants se réjouissant de leur victoire dans la bataille. Ils nous ont offert du pain, des conserves et des Leberwurst, les fameuses saucisses de foie. Quand ils ont su que nous manquions d’huile et d’essence, ils sont descendus de leur voiture blindée, ont rampé dessous et ont siphonné de l’huile de leur moteur qu’ils nous ont remise. C’était un soulagement pour nous car le vieux camion perdait dangereusement son huile. Toujours avec de grands sourires, ils nous ont aussi donné de l’essence, répétant sans arrêt que la guerre était finie pour nous et que nous devions rentrer à la maison. Incapable de faire autre chose, nous avons fait demi-tour et nous sommes repartis vers le nord, vers la Belgique, Anvers et notre maison.
Le vétéran juif de la Première Guerre mondiale qui avait rejoint notre groupe à La Panne ne cachait pas son aversion pour les Allemands et malgré les avertissements de tous les adultes, persistait à se déclarer vétéran belge et juif. Nous nous sommes arrêtés à Amiens pour prendre de l’essence à la Kommandantur – le quartier général militaire allemand – et nous y avons trouvé le commandant, un homme de grande taille, aux cheveux gris, qui se tenait juste devant. Quelqu’un l’avait peut-être averti de la présence du vétéran juif ou peut-être est-ce à cause de l’insistance de ce dernier à affirmer si ostensiblement son identité et son opinion des Allemands. Toujours est-il que l’officier a ordonné au vieil homme de descendre du camion, menaçant de ne pas nous donner d’essence s’il n’obtempérait pas. « Vous, le Juif, vous marchez » a-t-il dit. Nous avons continué le coeur gros. Tout au long de notre voyage de retour vers Anvers, nous avons constaté les marques de la défaite des troupes alliées et l’écrasante domination de l’armée allemande. Toujours plus de chars – petits, moyens et gros – grondaient sur les routes, repoussant les colonnes de réfugiés sur les bas-côtés. Où que nous regardions dans les champs au-delà de la route, il y avait des soldats allemands nettoyant leurs armes et leurs machines. Et au-dessus de tout ce spectacle, le soleil brillait de façon incongrue dans un ciel parfaitement bleu.
Matricule E/96, Paul-Henri Rips
Paul-Henri Rips, fils d’un diamantaire de la célèbre bourse du diamant d’Anvers, était âgé de dix ans lorsque les nazis ont envahi la Belgique en mai 1940, mettant un terme définitif à ce qu’il appelle sa « jeunesse dorée ». Ses mémoires donnent à voir à travers ses yeux d’enfant ce qui se déroule autour de lui et les personnages nombreux et divers qui ont jalonné son parcours en Belgique et en France sous l’occupation nazie. En définitive, ce que Paul-Henri Rips gardera des terribles expériences qu’il a dû traverser se résume à deux recommandations de son père : « A klapt vargayt, a wort bestayt » (Un coup reçu peut s’oublier, mais un mot reste pour toujours) et « Sei a mensch » (Sois quelqu’un de bien). Son histoire rend hommage à la conviction de son père pour qui une profonde humanité reste la seule réponse à l’inhumanité absolue.
Préface de Mark Webber et Naomi Azrieli
- En bref
- Belgique; France
- Déportations et rafles
- Enfant en clandestinité
- Camps d’internement et de transit
- Documents datant de la guerre
- Immigration au Canada en 1997
- Ressources éducatives disponibles: À l’écoute de l’Histoire : une lecture à voix haute des mémoires des survivants
- Tranche d'âge recommandée
- 14+
176 pages
Médaille d’or décernée lors des Moonbeam Children’s Book Awards en 2009
À propos de l'auteur
Paul-Henri Rips (1929–2023) est né à Anvers (Belgique). Il a quitté sa ville natale en 1950 pour s’établir d’abord au Congo belge, puis en Afrique du Sud, où il a épousé sa femme, Lily. En 1997, Paul-Henri et Lily ont immigré à Toronto pour y retrouver leurs enfants et petits-enfants.