Frapper à toutes les portes
Le ciel s’assombrit
La tristement célèbre Kristallnacht est survenue le 9 novembre 1938. Cette manifestation prétendument spontanée contre les Juifs dans tous les territoires occupés par les nazis avait en réalité été soigneusement planifiée. Le monde entier s’est indigné devant un tel déferlement de haine et de violence, et les protestations ont fusé de toutes parts. Quelques semaines plus tard, la Grande-Bretagne a offert refuge à des enfants juifs, une initiative humanitaire appelée Kindertransport. Notre fils Milan et son cousin Harry, tous deux âgés de 4 ans à peine, avaient été inscrits sur une liste, mais l’idée de laisser partir de si jeunes enfants nous a fait changer d’avis.
Beaucoup d’Allemands ayant également réprouvé ces mesures si destructrices, si violentes, les nazis ont compris qu’ils devaient empêcher un tel événement de se reproduire – du moins publiquement. Si certaines personnes s’opposaient aux mauvais traitements infligés à un sympathique marchand du voisinage, d’autres estimaient que cela devait se faire, mais à l’insu du monde. Cette dernière position constituerait la politique officielle des nazis jusqu’à la fin.
Peu après notre mariage, Arnold avait ouvert une bijouterie avec mon frère Erna. Avant Noël 1938, mon mari a néanmoins décidé de fermer le commerce à Prague et l’a vendu pour presque rien au frère d’un de ses amis, Cenek Sykora. Le transfert de propriété a eu lieu le 1ᵉʳ janvier 1939. Cette décision s’est imposée d’elle-même à la suite d’un incident avec un mendiant. Mon mari donnait régulièrement des aumônes le vendredis. Un jour, le mendiant en question en a insolemment demandé davantage. Pour toute réponse, Arnold a calmement et silencieusement remis l’argent dans son tiroir. Le mendiant est alors allé à la porte du magasin et s’est mis à crier aux passants que le Juif était en train de le battre. Une foule a commencé à s’amasser devant l’entrée. Mais, heureusement, des policiers qui connaissaient mon mari ont emmené le mendiant et mis fin à l’incident sans tarder. Pour Arnold, toutefois, cet épisode indiquait clairement, une fois encore, que les temps changeaient : ce qui subsistait de la République ne durerait pas bien longtemps....
À la fin du mois de février 1939, Arnold a envoyé en Suisse mon frère Vilda, avocat célibataire, pour qu’il s’occupe de certaines transactions financières en son nom – Arnold avait fait sortir de l’argent et des bijoux du pays par des gens qui recevaient 25 cents pour chaque dollar passé. Vilda devait attendre en Suisse que les passeurs lui remettent l’argent qu’il devait ensuite déposer dans une banque du pays. Lorsqu’il nous a téléphoné pour nous dire qu’il avait accompli sa tâche et qu’il rentrait chez nous, Arnold lui a demandé de rester sur place encore un peu. Vilda a eu de la chance : quelques jours plus tard, le 15 mars 1939, les nazis ont occupé la Tchécoslovaquie. Au moins l’un d’entre nous se trouvait dans le monde libre.
Impossible d’oublier ce jour déprimant où l’Europe centrale a vu disparaître sa dernière oasis de démocratie. Mon mari avait eu raison d’envisager la fuite : « Partez n’importe où, disait-il aux gens, partez aussi loin que possible ».
En ce terrible mercredi 15 mars 1939, Andulka est venue me réveiller à 6 heures du matin pour me dire que les troupes d’Hitler étaient en route vers Prague. Nous nous sommes levés et nous lui avons demandé de préparer une valise pour mon mari et moi. La gardienne d’enfants s’occuperait de la leur. Sans même en discuter, nous avons décidé de nous rendre chez mes parents....
Nous étions si pressés de quitter la maison que nous n’avons même pas eu le temps de prévenir mes parents de notre arrivée. Il est intéressant de voir comment l’esprit de famille s’est immédiatement mis en action. Nous avons garé notre voiture devant leur immeuble et, une heure plus tard, mon frère est arrivé avec sa femme, Hilda, et leur bébé, Eva (Erna et Hilda s’étaient mariés le 28 octobre 1937 et leur première fille, Eva, était née un an plus tard, le 29 octobre 1938). Sans nous consulter, nous nous étions tous réunis là, d’instinct. À partir de ce jour, nous sommes restés dans l’appartement de mes parents au 18, rue Celetná, en plein coeur de Prague – ils vivaient au-dessus de la bijouterie qu’Arnold avait naguère possédée. Sans tarder, mon mari a quitté l’appartement afin d’obtenir un visa de sortie pour chacun de nous. Il est revenu dans l’après-midi, découragé, n’ayant pu se procurer qu’un visa – pour lui-même. Il l’avait payé 50 000 korun, ce qui n’était pas grand-chose. À cette époque, le taux de change avait chuté d’environ 30 à 600 korun pour un dollar américain. Le document ne lui avait donc coûté qu’environ 83 dollars. Le visa était valable dix jours, mais il a dû le laisser expirer car il ne serait jamais parti sans le reste de la famille.
Frapper à toutes les portes, Anka Voticky
Tandis que l’armée d’Hitler fond sur la Tchécoslovaquie en 1940, Anka Voticky, son mari Arnold, ses enfants et sa famille trouvent un refuge inattendu à l’autre bout du monde : Shanghai. Leurs existences sont encore une fois menacées lorsque l’occupant japonais enferme les réfugiés juifs dans un ghetto. Au lendemain de la guerre, la prise de pouvoir communiste en Tchécoslovaquie force les Voticky à un autre voyage déchirant vers un lieu sûr, le Canada. Ces mémoires nous montrent l’impact international de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont aussi l’histoire d’une famille unie qui n’hésitera pas à traverser les océans pour assurer sa survie et un futur meilleur à ses enfants.
Préface de Doris Bergen
- En bref
- Tchécoslovaquie; Chine
- Fuite
- Ghetto de Hongkew à Shanghai (Chine)
- Immigration au Canada en 1948
À propos de l'autrice
Anka Voticky (1913–2014) est née dans la petite ville de Brandýs nad Labem, dans l’Empire austro-hongrois. En 1918, sa famille est partie à Prague (Tchécoslovaquie, aujourd’hui en République tchéque). En 1948, elle et les siens ont fui le régime communiste tchécoslovaque pour venir s’établir à Montréal. Anka est décédée en 2014 à l’âge de 100 ans.