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Citoyen de nulle part

L’Occupation et l’évasion

J’ai remarqué que les gardes allemands flânaient jusqu’au poste suivant, qui se trouvait assez loin, puis s’arrêtaient pour bavarder, parfois pendant près d’une demi-heure. Tout semblait jouer en ma faveur si ce n’était que le soleil n’allait pas tarder à se coucher et qu’il me serait beaucoup plus difficile de faire la traversée dans le noir. Je n’avais pas envie de passer la nuit au beau milieu d’un champ, mais je n’avais guère le choix. Requinqué par les merveilleux sandwiches que ma tante avait préparés pour mon voyage, je me suis installé pour ce qui allait sans doute être la nuit la plus longue de ma vie. Alors que le crépuscule cédait peu à peu aux ténèbres les plus noires et que je ne voyais plus rien derrière mes jumelles, j’ai essayé de me servir de mon sac à dos comme oreiller et j’ai tenté de dormir. En dépit de tous mes efforts, je n’arrivais pas à trouver une position confortable. Étant de plus complètement frigorifié, j’ai passé une nuit plutôt agitée. L’aube n’arriverait-elle donc jamais ?

Lorsque le jour s’est enfin levé, je n’avais qu’une seule envie : boire un café au lait. Ma montre indiquait 5 heures et il commençait à faire assez clair. Lorsque j’ai regardé à travers les jumelles, je me suis demandé si j’avais des hallucinations. Il n’y avait pas un seul Allemand en vue. Par quelque étrange miracle, ils avaient tous disparu, me laissant libre de m’enfuir et de franchir la rivière en toute sécurité. J’étais si nerveux que je n’arrêtais pas de vérifier pour bien m’assurer qu’ils n’étaient pas juste en train de faire un somme ou de se cacher, prêts à bondir pour m’arrêter. J’ai rassemblé tout mon courage, ramassé mon sac que j’ai remis sur mon dos, puis je me suis avancé prudemment vers le poste de contrôle allemand jusqu’à ce que j’en sois suffisamment près pour constater qu’effectivement, sans l’ombre d’un doute, la sentinelle allemande n’était pas à son poste.

J’étais franchement perplexe, c’est le moins qu’on puisse dire ! Cependant, sans hésiter plus longtemps, j’ai tiré parti de la situation et j’ai foncé droit vers la rivière. J’ai enlevé tous mes vêtements, à l’exception du maillot de bain que je portais en dessous, puis j’ai rangé le tout dans mon sac à dos avant de le sangler solidement sur mes épaules. Après un dernier coup d’oeil alentour à travers mes jumelles pour m’assurer que j’étais bien seul, j’ai plongé dans les eaux glacées de la rivière. Le choc brutal m’a coupé le souffle. Mon sac à dos qui était encombrant rendait chaque brasse plus laborieuse que la précédente.

N’étant pas particulièrement bon à la nage, je n’étais capable de couvrir que de courtes distances avant de m’essouffler. J’avais aussi tendance à paniquer dès que je m’éloignais du bord. Dans ces circonstances, je ne pouvais compter que sur ma volonté pour continuer. La température glaciale de l’eau ne représentait qu’un souci mineur comparé au problème nettement plus sérieux consistant à me maintenir à flot. À mesure que je faiblissais, mes bras semblaient être de plomb, m’obligeant à marquer une pause. J’ai alors réellement cédé à la panique après avoir bu plusieurs fois la tasse. Lorsque j’ai vérifié où j’en étais après ces incidents, j’ai constaté à mon grand désarroi que je n’avais franchi qu’un tiers de la distance. Puisant dans toutes les réserves d’énergie qui me restaient, et malgré ma crainte de voir mes forces me lâcher, je me suis forcé à accélérer et à continuer à nager machinalement.

Je me suis dit que les Allemands pouvaient me repérer et m’abattre, ce qui m’a donné l’élan dont j’avais besoin pour poursuivre. Cependant, alors que j’avais couvert les deux tiers de la distance et que je me trouvais à portée de la Zone libre, mes forces ont commencé à me faire réellement défaut. J’étais submergé par la peur et tellement épuisé que je ne parvenais qu’à battre sporadiquement des pieds. Au moment même où je me suis senti complètement vidé, incapable de me maintenir à flot une seconde de plus et sur le point de sombrer, j’ai trouvé au fond de moi une énergie nouvelle tenant de la pure détermination. J’ai réussi à surmonter l’épuisement et, quelques instants plus tard, je touchais la berge opposée. J’entrais enfin en Zone libre, en terre de liberté.

Citoyen de nulle part, Max Bornstein

Max Bornstein retrace le parcours d’un petit garçon juif né dans une famille pauvre en Pologne dans les années 1920. À 2 ans, il émigre au Canada, mais retourne en Europe en 1933, l’année de l’accession de Hitler au pouvoir. Réfugié apatride dans le Paris des années 1930, il réussit à fuir lors de la prise de la capitale par les nazis, mais sera interné dans un camp de concentration en Espagne. Citoyen de nulle part décrit la longue errance physique et psychologique vécue par un jeune homme juif emporté dans la tourmente politique de son époque.

Préface de Amanda Gryzb

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En bref
Pologne; France; Espagne; Angleterre
Émigration du Canada vers la France en 1933
Fuite
Camp de concentration espagnol
Problèmes de santé mentale
Angleterre d’après-guerre
Seconde immigration au Canada en 1947
Tranche d'âge recommandée
16+
Langue
Français

376 pages

À propos de l'auteur

Photo of Max Bornstein

Max Bornstein (1921–2015) est né à Varsovie (Pologne). Après avoir vécu au Canada de 1923 à 1933, Max y est retourné en 1947. À Toronto, il a travaillé dans l'industrie du vêtement et a épousé Minnie, avec qui il a élevé deux enfants. Tout au long de sa vie, il a gardé un vif intérêt pour la physique quantique et la politique internationale, ainsi que pour le judaïsme et Israël. Ce n’est que tard dans sa vie que Max s’est découvert un talent pour le piano, qu’il jouait fréquemment pour les résidents de la maison de soins de longue durée où il vivait.

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