De génération en génération
L’épreuve des montagnes
Le 26 octobre 1944, il faisait froid et pluvieux à Kľačany. Je sautais à la corde quand tout à coup, ma belle-mère nous a crié de partir en courant. Nous pouvions entendre des bombes exploser au loin. J’étais affolée. Tout le monde autour de moi a commencé à se précipiter vers la forêt, y compris les villageois avec leur bétail. Au lieu de passer chez moi prendre mon manteau, je me suis contentée d’attraper la main d’Ivan. Ma belle-mère et sa mère nous ont suivis et nous nous sommes enfoncés dans la forêt.
Nous y avons rencontré des partisans slovaques qui nous ont dit que les villageois pouvaient rentrer chez eux, mais que les Juifs devaient rester sur place. Les partisans ont ouvert de force une maison et ont ordonné aux femmes et aux enfants d’y entrer. Nous étions mouillés, fatigués, serrés comme des sardines, et nous avions faim. Je me suis endormie et j’ai rêvé que je sauvais notre famille. Je voyais ma petite chambre verte de Bardejov, un lieu agréable, où il faisait bon. Je tentais de m’y rendre en longeant un couloir froid lorsque quelqu’un m’a attrapé par l’épaule : c’était une femme habillée en religieuse qui me commandait de ne pas aller dans ma chambre, mais de rester dans le couloir froid. Je lui ai demandé : « Qui êtes-vous pour me dire une absurdité pareille ? » Elle a répondu : « Je suis ta mère et je te protège ». J’ai ouvert les yeux et j’ai vu ma belle-mère qui me secouait par l’épaule. Elle criait : « Réveille-toi ! Il fait presque noir dehors. Grand-mère veut rentrer au village et nous devons rejoindre ceux qui s’y rendent ». Je lui ai raconté mon rêve. Une femme du nom de Mᵐᵉ Erdelyi écoutait et elle a conclu : « Sarolta, c’est un présage. Ne rentre pas. Nous allons faire de même – restons ici jusqu’au matin ». Ma grand-mère par alliance était furieuse, déclarant que mon rêve était ridicule : « Au lieu d’aller dans mon lit, se plaignait-elle, je dois rester dans cet horrible endroit ? »
Nous avons appris plus tard que certains des Juifs qui étaient rentrés à Kľačany avaient été abattus par les soldats allemands qui gardaient l’entrée de la vallée. Sans mon rêve, nous serions tous morts. Ma belle-mère en a été très reconnaissante et a raconté cette histoire à tout le monde après la guerre. Pour moi, cet incident n’a fait que confirmer ce que j’avais toujours su – que ma chère maman veillait, veille et veillera toujours sur moi.
Il se trouve que mon père avait prévu les difficultés qui arriveraient. Au cours d’une de ses visites à Bardejov, il nous a révélé, à Ivanko et à moi, un grand secret. Il avait apporté quatre brosses à vêtements avec lui et avait inséré à l’intérieur des plaques d’or dentaire de 24 carats. En cas de nécessité, l’or pourrait nous sauver la vie. Heureusement, ma belle-mère avait emporté les brosses avec elle dans la forêt.
Le lendemain matin après mon rêve, nous avons été réveillés par une grosse explosion. Les partisans nous ont dit de nous enfoncer plus profondément dans la forêt car les soldats allemands se rapprochaient. Les villageois avaient déjà construit plusieurs abris souterrains pour les vendre aux réfugiés juifs. Ma belle-mère a donné la première brosse pleine d’or en paiement pour que notre famille puisse s’abriter dans l’un des bunkers. Plusieurs autres Juifs – dont quatre membres de la famille Svarin, les cinq Landersmann, les cinq Lippa, les cinq Erdelyi et quelques autres – partageaient notre abri.
En tout, 29 personnes étaient entassées dans ce très petit espace. Le bunker était dissimulé dans le paysage de manière à être invisible de l’extérieur. Il mesurait environ trois mètres sur cinq. Il n’avait presque pas de ventilation, juste une petite porte qu’on pouvait ouvrir pour entrer et sortir. Nous dormions sur des lits superposés en bois dur, serrés étroitement les uns contre les autres. Nous n’avions aucune nourriture. Les trois premiers jours, alors qu’il n’y avait rien à manger, Ivanko a trouvé un morceau de couenne de lard qui avait sans doute été jeté par des travailleurs forestiers. Lui et moi l’avons mâchouillé pendant deux jours. Nous avons fait fondre de la neige pour avoir de l’eau, ainsi, au moins, nous pouvions étancher notre soif. Après trois jours, nous avons trouvé des chevaux gelés dans la forêt. Les partisans les avaient emmenés avec eux lors du soulèvement, mais, comme ils ne pouvaient pas les nourrir, ils les avaient laissés mourir de froid. La viande de cheval était un grand luxe. Les villageois apportaient souvent des pommes de terre aux réfugiés – qu’ils leur vendaient à prix d’or – et ils nous avaient aussi fourni une marmite en acier dans laquelle nous pouvions faire cuire des aliments sur un feu que nous allumions à l’intérieur du bunker et qui était aussi notre seule source de chaleur. Les femmes cuisinaient une fois par jour et tout le monde avait droit à une petite portion de nourriture.
Non loin de là se trouvait un grand bunker qui servait de quartier général à l’unité militaire des partisans. L’un des leurs, qui était médecin, nous a mis en garde contre les dangers du typhus et nous a recommandé de ne pas boire de la neige fondue, impropre à la consommation. Nous sommes sortis pour explorer les alentours et nous avons trouvé plusieurs autres bunkers abritant des Juifs, éparpillés dans la forêt, à environ 15 minutes de marche les uns des autres. Après quelques jours de chaos, des règles ont dû être établies pour faciliter la cohabitation de tant de personnes et un chef, Frankl, de Prešov, a été choisi pour représenter tous les Juifs. Un certain nombre de corvées ont été décidées, dont celle de se rendre trois fois par jour jusqu’à un ruisseau, situé à 15 minutes de marche du bunker, afin de rapporter de l’eau pour faire cuire les aliments et pour boire.
Comme mon père n’était pas là, tout retombait sur moi. Ma belle-mère, qui avait 38 ans à l’époque, a déclaré qu’elle et sa mère étaient trop âgées pour un travail aussi dur. Ivanko n’avait que 10 ans, aussi me revenait-il, à 14 ans, la responsabilité d’accompagner les hommes du bunker pour rapporter de l’eau et du bois pour la cuisine et le chauffage.
Nous étions encore en mesure de maintenir le contact avec les villageois et ils nous faisaient savoir quand les Allemands s’absentaient du village de façon prolongée, ce qui nous donnait le temps de venir nous ravitailler en pain, en pommes de terre et en pommes. C’est encore à moi qu’est revenue la corvée de faire ce trajet de trois heures avec les hommes, corvée qui a duré d’octobre à mars, tout au long d’un hiver particulièrement rigoureux. Je devais transporter les grosses charges de provisions sur mon dos. Ma belle-mère n’a jamais offert de me remplacer. Quand les autres personnes du bunker lui disaient sur un ton de reproche : « Vous devriez y aller à la place de cette enfant », son excuse était que, si les Allemands l’arrêtaient, son teint plus foncé que le mien désignerait clairement ses origines juives.
Lors de ma première expédition, je suis allée récupérer une couette en plume d’oie dans notre ancien appartement, afin de supporter les températures nocturnes qui étaient glaciales. Ma famille en a été enchantée, mais je n’ai jamais eu le plaisir d’en profiter. Ils se sont tous mis sous la couette sans faire de place pour moi. J’ai pleuré et demandé à ma vraie mère de me sauver. Les autres occupants du bunker étaient outrés du comportement de ma belle-mère et ils m’ont promis que, si nous survivions la guerre, ils mettraient mon père au courant de ce qui s’était passé.
Nous souffrions quotidiennement des poux, de la faim et du froid. Un matin, je suis partie comme d’habitude avec les hommes pour aller chercher de l’eau. Tous les jours, nous pouvions voir les traces de pas laissés dans la neige par les réfugiés de l’abri voisin, mais, ce matin-là, je n’ai vu que mon amie Alice, sortie d’un autre bunker plus éloigné, et aucune trace de pas. Les adultes avec lesquels je marchais ont dit : « Ils sont peut-être encore en train de dormir ». À midi, quand nous sommes sortis pour la deuxième fois, nous avons remarqué qu’il n’y avait toujours pas d’empreintes, aussi sommes-nous allés voir ce qui se passait. La scène qui nous attendait était la plus horrible que j’aie jamais vue : les portes du bunker étaient ouvertes et, trois mètres plus loin, gisaient les corps sans vie des familles qui y avaient vécu – 16 enfants, parents et grandsparents, sans doute abattus la veille au soir. Tous les corps étaient déjà recouverts de neige.
Pris de panique, nous avons couru vers le quartier général des partisans. Ils savaient que des groupes militaires opérant sous la direction de l’ancien général de l’Armée rouge, Andreï Vlassov, qui collaborait avec les Allemands, avaient commis beaucoup d’atrocités de ce genre et ils pensaient que, cette fois encore, ils en étaient sans doute responsables. Cela signifiait que nous avions des ennemis supplémentaires et nous comptions sur les partisans pour nous protéger. Parmi ceux-ci, on trouvait quelques Juifs qui ne révélaient pas leurs origines à cause du profond antisémitisme des membres slovaques de leur groupe. Ces Juifs clandestins sont venus nous voir dans nos bunkers. Ils voulaient nous aider et nous ont fourni des pistolets pour que nous nous protégions contre les forces de Vlassov, mais aucun des sept adultes de notre abri n’était formé au maniement des armes. Il a été décidé alors que deux hommes monteraient la garde tous les soirs. À la moindre alerte, l’un d’eux devait courir au quartier général pour chercher de l’aide. Cette période a été atroce.
De génération en génération, Agnes Tomasov
En 1944, Agnes Grossman, adolescente tchécoslovaque, s’est réfugiée avec sa famille dans les forêts des Basses Tatras pour échapper aux nazis. Mais, devant l’avancée des Allemands, la famille tente l’impossible : fuir l’occupant en franchissant des sommets montagneux escarpés et enneigés. Plus tard, Agnes Tomasov, mariée et mère de famille, est à nouveau en fuite pour échapper au régime communiste en Tchécoslovaquie. Avec sa famille, elle trouve asile au Canada. Ses mémoires témoignent de la vie sous deux régimes totalitaires et nous interpellent par le caractère exceptionnel des situations évoquées et par le courage nécessaire pour résister à la barbarie environnante.
Préface de Harold Troper
- En bref
- Slovaquie
- Clandestinité
- Tchécoslovaquie d’après-guerre
- Vie en pays communiste
- Immigration au Canada en 1968
- Adaptation à la vie canadienne
- Épouse de Joseph Tomasov, publié dans la Collection Azrieli
- Tranche d'âge recommandée
- 14+
264 pages
Médaille d’argent 2011 décernée lors des Independent Publisher Book Awards en 2011
À propos de l'autrice
Agnes Tomasov est née le 16 juin 1930 à Bardejov (Tchécoslovaquie, aujourd'hui en Slovaquie). En 1968, elle, son mari et leurs deux enfants ont fui le régime communiste tchécoslovaque pour venir au Canada, où ils se sont installés à Toronto.