Cultiver l’empathie des élèves et leur désir de mieux comprendre diverses manifestations du racisme à travers un récit mémoriel : l’exemple de Matricule E/96
Audrey Bélanger
Professeure en didactique de la littérature au secondaire, Université Laval
Cet article a originalement été publié en 2023 dans « Les cahiers de l’AQPF ».
Le texte suivant vise à mettre en lumière la richesse des récits mémoriels sur l’Holocauste par l’illustration d’une expérimentation réalisée avec des élèves de cinquième secondaire. De tels récits sont d’ailleurs des lieux textuels qui non seulement humanisent l’histoire d’une réalité complexe et sensible, mais aussi peuvent (re)donner une voix et un visage à des personnes ayant été persécutées et ostracisées au nom de leur différence. À travers la lecture de ces récits, les élèves sont invités à découvrir les traces d’une vie individuelle et familiale, ainsi que collective, « avant », « pendant » et « après » la Deuxième Guerre mondiale. Cette lecture-découverte, faisant appel à la sensibilité du lectorat, peut aussi servir de point de départ à une lecture-analyse qui permet de mieux comprendre diverses manifestations du racisme, idéologie pouvant trouver une concrétisation dans l’extrême, comme le crime génocidaire (Bélanger, 2022).
En contexte scolaire, l’étude conjointe d’un récit mémoriel avec d’autres documents (historiques, fictionnels ou autres) peut aussi conduire les élèves à réfléchir sur le cadre spatiotemporel de l’œuvre et sur son contexte de production et — ce qui est peut-être plus important — les inciter à s’interroger sur le sens et les significations d’un tel récit pour eux aujourd’hui. Toutefois, pour amener les élèves à mieux comprendre l’Autre à travers la littérature et nourrir leur doute investigateur en les invitant à soupeser différents récits sur une même réalité, il importe, d’une part, de sélectionner une œuvre adaptée à son groupe-classe ; d’autre part, de s’interroger sur la pertinence de celle-ci pour conduire les élèves à construire une représentation plus complexe et plus juste du monde dans lequel ils vivent.
Le Programme des mémoires de la Fondation Azrieli : une ressource éducative offrant des pistes pertinentes à explorer
Le Programme des mémoires de la Fondation Azrieli propose aux enseignants, tout à fait gratuitement, des récits mémoriels sur l’Holocauste pour soutenir l’enseignement-apprentissage de ce temps fort historique. Non seulement ces témoignages, écrits par des survivants ayant immigré au Canada, peuvent constituer un point de départ pour l’apprentissage du vivre-ensemble, mais ils sont aussi une manière de changer d’échelle d’observation avec les élèves et de mieux comprendre le parcours singulier de personnes ayant immigré au Canada après la guerre. Ces récits, qui relatent avant tout des fragments de vie d’ordre personnel, recèlent aussi le potentiel d’élargir le champ des possibles des élèves en les conviant, à travers leur propre univers de références, à mettre en perspective l’existence humaine. Les échanges intersubjectifs faits en classe, guidés par l’enseignant, pourront les aider à soutenir la mise à distance de leur subjectivité. Cette mise à distance est d’ailleurs des plus pertinentes lorsqu’il est question de l’Holocauste, les émotions vives (res)senties pouvant entraver la réflexion critique (Bélanger, 2022). De plus, les mémoires de la Fondation, par leur accessibilité et leur grande diversité, peuvent contribuer à cultiver le gout des livres et de l’histoire et servir de support au développement des compétences en lecture des élèves en leur proposant, par exemple, de choisir un récit au sein d’un répertoire ouvrant sur une pluralité d’expériences personnelles et historiques (ex. âge, genre, pays, origine). Le récit de Paul-Henri Rips, intitulé Matricule E/96, en est un bon exemple. Il s’agit d’une histoire traitant notamment de la survie en Belgique pendant l’occupation nazie. Le lectorat est invité à s’immerger dans l’histoire d’un jeune garçon juif ordinaire qui, en 1940, a vu sa vie bouleversée :
Ainsi, à travers les mots choisis par Paul-Henri, narrateur et épicentre de cette histoire de survie, le lectorat est conduit à s’engager dans une lecture qui mobilise connexion affective, contextualisation et multiples perspectives (Endacott et Brooks, 2018). Cette lecture, à la fois (res)sentie et réfléchie, peut contribuer à la formation critique et citoyenne des élèves, s’ils sont conduits à expérimenter des activités allant en ce sens (Bélanger, 2022).
Une activité interdisciplinaire proposée autour de la lecture de Matricule E/96
Le récit Matricule E/96, mis en réseau avec d’autres documents traitant de l’histoire de l’Holocauste, a fait l’objet d’une activité pédagogique interdisciplinaire français/histoire, expérimentée de manière informelle au Collège Bishop’s de Lennoxville auprès d’un groupe d’élèves de cinquième secondaire. Dans le cadre du cours de Monde contemporain, les élèves ont été invités à étudier l’histoire de l’Holocauste et à y réfléchir au moyen d’outils d’analyse, dont ceux proposés dans le guide Étudier des génocides (Hirsch et Moisan, 2022). Ils ont aussi été invités à approfondir leur compréhension en examinant les étapes concentriques du processus génocidaire et à réfléchir à la manière dont ils peuvent, en tant que citoyens, agir à leur hauteur et prévenir ce type de crime.
Ce travail de contextualisation, effectué en classe d’histoire, a préparé les élèves à lire en classe de français ce témoignage, considéré ici comme une source primaire intégrée à un corpus réunissant des œuvres intégrales et des extraits de genres variés choisis judicieusement (par ex.: BD, fable, film, roman). Cette situation d’apprentissage interdisciplinaire s’est échelonnée sur huit semaines et s’est terminée par une production orale évaluée en classe de français. Il s’agissait pour les élèves d’utiliser les traces consignées dans leur carnet de lecture pour présenter leur chemin lectoral. Pour ce faire, ils étaient notamment invités à réfléchir sur la manière dont les différentes étapes formant le processus génocidaire avaient permis de mieux comprendre, par exemple, de quelle manière Paul-Henri et sa famille avaient tenté de résister durant cette période sombre, puis à répondre à une question-synthèse, pour partager sous une forme plus personnelle le chemin lectoral parcouru.
La prochaine section présente la verbalisation de la lecture d’Aglaée, qui a fait usage d’un dessin, ce qui a contribué à soutenir un partage à la fois (res)senti et réfléchi. Chaque production orale des élèves était suivie d’une discussion en petits groupes qui permettait de formuler une rétroaction liée à la forme et au fond de l’exposé, mais aussi d’en approfondir certains passages en posant des questions ou en apportant des suggestions.
Le partage plus personnel d'Aglaée : Réunis sous un toit qui s'effondra
Les moments de douceur et de solidarité qui parsèment le récit de Paul-Henri sont ceux qui ont le plus marqué Aglaée. Selon elle, ce récit se différencie des autres documents étudiés en classe d’histoire parce qu’il parle du contexte de la guerre en se concentrant sur les émotions et les réflexions d’un jeune garçon juif et non sur des faits et des statistiques. Ainsi, le récit semble un formidable moyen pour mieux comprendre que l’histoire de l’Holocauste peut certes être observée et analysée sur le plan territorial et politique, mais qu’elle gagne aussi à être étudiée sur le plan humain.
Les prochaines sections présentent quelques passages du carnet de lecture d’Aglaée. Ce carnet est un espace créatif et réflexif dans lequel les élèves étaient conviés à noter leurs premières impressions, leurs questions et leurs réflexions. Le dessin suivant, créé par Aglaée, représente ce qu’elle a retenu du récit Matricule E/96, mais aussi un fragment de ce qu’elle a appris au cours des semaines consacrées à l’étude de l’histoire de l’Holocauste dans une approche interdisciplinaire français/histoire.
Pour Aglaée, le titre Réunis sous un toit qui s’effondra met en lumière, d’une part, ce qui reste à Paul-Henri à la fin du récit et l’importance des relations pour survivre, d’autre part, toute l’incertitude qu’elle a (res)sentie en tant que lectrice. Elle a également choisi d’illustrer des visages en s’inspirant des photos insérées à la fin du livre. Ce choix montre ainsi qu’elle tente, à sa manière, d’humaniser l’histoire de l’Holocauste, de redonner à chaque victime une « vie » :
[…] il y a ses parents, sa grand-mère, le sénégalais, la sœur… Leur positionnement est aussi symbolique, car ceux-ci sont placés comme s’ils volaient au-dessus de Paul-Henri. Ceci pour dire qu’ils l’ont aidé à traverser sa vie et ils l’accompagneront jusqu’à la fin. […] Je voulais différencier les deux enfants notamment par leur expression faciale. Ceci sert à souligner comment leur différence d’âge impacte leur réaction à leur situation (carnet d’Aglaée, 2023).
Aglaée a aussi choisi de dessiner des rideaux pour marquer l’un de ses moments préférés dans l’œuvre. Ce choix montre aussi de quelle manière l’art sous toutes ses formes a servi non seulement de moyen d’expression, mais aussi de moyen de résistance :
[m]oment préféré est celui où les juifs faisaient des saynètes satyriques. Ceci nous donne accès à une humanité que nous ne voyons pas souvent dans les cours d’histoire. Ce passage nous rapproche des gens de cette époque, car leur manière de rire de leur situation est une qualité humaine qui transcende les années (carnet d’Aglaée, 2023).
En ce qui concerne les lettres dessinées par Aglaée, elles représentent celles qui étaient lancées des trains lors des déportations. Elle a choisi de les dessiner, car elles représentent un « moment d’apprentissage » :
[Lancer des lettres du train] était apparemment une pratique commune. Ceci est un moment d’apprentissage pour moi et m’a sauté aux yeux (carnet d’Aglaée, 2023).
Aglaée a aussi souligné l’importance des oiseaux et du train, deux symboles mortuaires importants liés à l’imaginaire de ce temps fort historique :
Dans le livre, Paul-Henri décrivait le bruit des oiseaux au travers des bruits de bombes comme étant réconfortant. Ceux-ci lui rappelaient sa vie normale et la sérénité d’avant la guerre (carnet d’Aglaée, 2023).
Le train symbolise les nombreux déplacements et l’incertitude de la famille. Non seulement ceci, mais le train se rapporte à l’époque de l’Holocauste et de ses atrocités, car celui-ci est ce qui a transporté de nombreux juifs à leur mort dans les camps de concentration (carnet d’Aglaée, 2023).
Ainsi, le récit de Paul-Henri l’a amenée à traiter sous un autre angle la réalité des « convois » (sans toutefois user de ce terme) et à se demander quelles étaient les possibilités de « choix » pour Paul Henri et sa famille. Enfin, le dessin d’un château de sable rappelle le début du récit, lorsque Paul-Henri, insouciant, jouait simplement dans le sable. Pour Aglaée, ce passage illustre la naïveté de l’enfance face à la guerre. Elle explique d’ailleurs que le choix de placer le château sur des rails n’est pas anodin :
« ceci symbolise comment son innocence est fracassée par [ce dernier] [(le train étant un symbole fort de l’Holocauste)] » (carnet d’Aglaée, 2023).
Ainsi, l’agencement de tous ces éléments pertinents et originaux a servi à Aglaée de levier pour parler de son expérience lectorale, donnant au dessin à la fois une forme personnelle et une consistance structurelle : celui-ci a été non seulement un support visuel, mais aussi une manière différente de proposer à ses pairs une interprétation appuyée par les mots du texte et résultant des discussions et réflexions faites en communauté d’apprentissage. L’absence de couleur montre également une volonté d’illustrer le fait que l’histoire de l’Holocauste est marquée de contrastes, dont celui de l’espoir dans un tel contexte. Pour elle, Matricule E/96 est le récit d’un jeune garçon et d’une famille qui ont survécu grâce à la bonté humaine. Cette histoire peut difficilement être réduite à un numéro, aussi parlant que soit ce numéro pour comprendre l’idéologie et le processus derrière ce génocide. Paul-Henri a été en quelque sorte « chanceux ». Ce n’a pas été le cas de près d’un million et demi d’enfants juifs lors de cette période historique sombre. S’intéresser aux mots de Paul-Henri et à son témoignage, c’est aussi une possibilité d’ouvrir le dialogue sur ce qui différencie la littérature et l’histoire, sur la légitimité de la coexistence de différents récits, sur la manière de « dire » l’innommable ou sur la diversité des parcours individuels, dont ceux de personnes juives qui se sont établies au Canada après la guerre.
Enfin, la mise en œuvre de cette activité, bien qu’elle comporte certaines limites, offre des pistes enthousiasmantes, non seulement pour favoriser le développement des compétences lectorales des élèves au moyen d’un témoignage textuel sur l’Holocauste, mais aussi pour les aider à cultiver leur empathie et à mieux comprendre diverses manifestations du racisme à travers un récit mémoriel. L’approche interdisciplinaire français/histoire semble ainsi avoir un fort potentiel pour œuvrer à la formation critique et citoyenne des élèves au moyen de la lecture (Bélanger, 2022). D’ailleurs, d’autres expérimentations se profilent déjà et pourront enrichir la réflexion sur la complémentarité et les spécificités disciplinaires du français et de l’histoire pour l’enseignement et l’apprentissage à partir de supports narratifs, dont ceux évoquant l’Holocauste.
Références
Bélanger, A. (2022). La lecture littéraire et la pensée historienne dans une dynamique intégrative recherche design en éducation autour d'un roman historique évoquant /'Holocauste [thèse de doctorat]. Université de Sherbrooke.
Endacott, J. et Brooks, S. (2018). Historical empathy: Perspectives and responding to the past. Dans S.A. Metzger et L. McArthur Harris (dir.), The Wiley international handbook of history teaching and learning (pp. 203-226). Wiley.
Hirsch, S. et Moisan, S. (2022). Enseigner /es génocides Guide de soutien aux enseignants. Ministère de !'Éducation et de l'Enseignement Supérieur.