Dans les souliers d’une autre
Quand j’édite les mémoires de survivants de l’Holocauste, je me promène telle une funambule sur un fil tendu entre le passé et le présent, entre le souvenir des événements d’hier et les réalités d’aujourd’hui, entre les mots couchés sur la page et ma propre expérience. Ce fil lie la personne qui livre ses traumatismes à celle ou celui qui l’écoute. Je me sens investie d’une responsabilité double, envers les autrices et les auteurs, mais aussi envers l’Histoire. Je suis la gardienne des récits de celles et ceux qui ont survécu, de la mémoire des personnes et des communautés qui ont péri. J’œuvre également pour l’expérience de la lectrice et du lecteur.
Ces rôles peuvent sembler contradictoires. Si je conserve la langue et la syntaxe du texte original — qui est parfois traduit ou rédigé dans une langue seconde —, la lectrice ou le lecteur risque de s’empêtrer dans le récit en essayant de le déchiffrer. Le témoignage perdrait alors son naturel et son humanité, comme quand on admire une toile sur son téléphone cellulaire plutôt qu’en personne. Une œuvre ne peut nous submerger, nous ébranler et bouleverser notre vision du monde que si elle se tient devant nous. Mais si je change seulement un peu la langue, que je la fais bifurquer dans un sens ou dans un autre, je risque de dénaturer la voix et les souvenirs du témoin, voire de les tacher maladroitement de l’encre de ma plume. En écrivant ces mots, je réalise à quel point cette démarche peut sembler intrusive, maladroite, embarrassante même… Comme de réaliser que mes souliers boueux ont sali le plancher d’une demeure où je suis conviée.
J’ai parfois l’impression que les interventions effectuées sur les récits, surtout sur les textes relatant des traumatismes, doivent être d’une précision chirurgicale. Il suffit de quelques incisions et sutures malhabiles pour perdre le pouls d’un témoignage, et par le fait même, la voix du témoin. Parfois, l’ampleur de mon pouvoir sur ces textes me tétanise… Et si les changements opérés sur tel paragraphe dans le but de le clarifier, en changeaient plutôt le sens, ou pire, déformaient le souvenir qui nous est livré ? Et que dire de ces restructurations textuelles, véritables secousses sismiques, et des phrases carrément sabrées ?
J’ai passé de multiples et interminables minutes à fixer mon écran, à remettre en question chaque décision. À effacer, réécrire, effacer de nouveau.
Pour sortir de cette impasse, je tente de combler le fossé qui m’éloigne de la personne qui témoigne. Je voudrais tisser un lien intime avec elle, établir une communication télépathique qui m’autoriserait à remanier son texte, à altérer sa langue comme il m’arrive de le faire ; une communication télépathique pour comprendre exactement son intention, et m’assurer qu’elle soit comprise. Sans prétendre chausser les souliers des témoins, j’essaie néanmoins de m’identifier à eux, d’aiguiser mon imaginaire et mon empathie pour m’imprégner de leur vécu. Un exercice qui n’est pas sans risques.
À travers ces récits, nous devenons témoins des traumatismes endurés par les survivants. Pour évoquer ce processus, le milieu académique s’interroge sur l’usage de termes comme « empathie », « identification » et « compassion », et sur la manière dont ces mots affectent notre appréhension des témoignages. Peut-on ou devrait-on chercher à s’identifier aux récits des autres ? Quelles sont les implications éthiques de l’empathie ? Et de l’objectivité ? L’historien Dominic LaCapra défend le concept de vacillement empathique (unsettling empathy) qui implique une posture double de proximité et de distanciation, nous laissant ressentir la douleur d’autrui sans toutefois nous l’approprier. Cette approche permet d’étendre notre conception du témoignage, et de comprendre que toute construction soignée ou toute vision rédemptrice du récit nous appartient, que les expériences endurées dépasseront toujours notre entendement en raison de leur complexité et de leur mystère. Ou comme le proposent les théories contemporaines de l’enseignement de l’histoire, notre appréhension du passé se doit d’intégrer les limites de notre compréhension (par exemple, le concept de la perspective historique présenté dans Les six concepts de la pensée historique, de Peter Seixas et Tom Morton).
Mon aspiration à m’identifier aux récits des témoins est éprouvante, mais aussi déplacée. Je ne suis pas cet homme ou cette femme. Je n’ai pas connu son époque et enduré ses expériences. Je ne saisirai jamais vraiment ce à quoi il ou elle a survécu. Je ne chausserai jamais ses souliers.
Laissez-moi vous raconter une histoire de chaussures. Dans le cadre de la semaine éducative sur l’Holocauste de 2019, j’accompagnais Judy Cohen, une survivante de 91 ans, à l’Université York où elle avait été invitée à donner une conférence. À l’époque, j’étais plongée dans ses mémoires, occupée à restructurer certains passages et à valider des dates et des faits historiques. J’ai souri en constatant que nous étions toutes deux chaussées de brogues rétro ce jour-là. J’avais fait l’acquisition de ces chaussures plusieurs années auparavant lors d’une soirée d’échange de vêtements. Je les avais portées à peine deux fois. La coïncidence m’a sauté aux yeux, plusieurs autres personnes nous l’ont fait remarquer.
Au fil de la matinée, comme toujours, Judy s’est exprimée clairement et intelligemment, avec l’abnégation qui incombe à celles et ceux qui ont profondément souffert, qui acceptent de se remémorer leur souffrance pour éduquer et sensibiliser les autres, afin de nous éclairer un tant soit peu. Judy a insufflé cet espoir dans son récit lorsque, dans les dernières lignes de ses mémoires, elle écrit qu’il est temps que « les futures générations mettent tout en œuvre pour en finir avec cette haine insensée et trouver un terrain d’entente pour le bien de l’humanité. »
Judy s’est adressée à son public durant plus de deux heures, au cours desquelles je n’ai cessé de penser aux autres sols que ces pieds, aujourd’hui si joliment chaussés, avaient foulés. Je pensais à la route qu’elle avait parcourue jusqu’à présent et à la manière dont elle avait choisi de s’y engager. Je songeais aux détours qu’on lui avait imposés et à la voie qu’elle avait ensuite choisi de tracer. Dans ses mémoires, elle décrit ses pieds meurtris, abîmés par des souliers de fortune faits de morceaux de bois et de fils de fer, alors qu’elle avance sur « une route sans fin, pavée d’une misère sourde et absolue », une marche de la mort. Elle évoque également le chemin emprunté pour regagner son foyer à Debrecen (Hongrie) après sa libération, le cœur lourd d’espoir et de terreur ne sachant ce qui l’attendait. Ou encore, plusieurs années plus tard, le jour où elle a marché vers un groupe de néonazis qui scandait « Pouvoir aux blancs ! Pouvoir aux blancs ! » sur un coin de rue à Toronto ; le jour où elle a entamé le parcours qui la mènerait à des décennies d’activisme et d’enseignement pour combattre le négationnisme. Ou encore, beaucoup plus tard, les remarquables avancées de Judy dans l’univers numérique, lorsqu’elle a constaté que les voix des survivantes de l’Holocauste étaient toujours bafouées et étouffées. Ce projet qui l’a amenée à créer son site Web, Women and the Holocaust — a Cyberspace of Their Own, et devenir une figure de proue dans le domaine.
La conférence a pris fin, les étudiantes et les étudiants ont tranquillement quitté la salle et se sont dirigés vers la pièce attenante et les pointes de pizza gratuites. Certains ont choisi d’y rester, mais d’autres sont revenus discuter avec Judy, une pointe à la main. Quant à moi, je n’arrêtais pas de penser à cette coïncidence, au fait que nous portions des chaussures presque identiques. J’ai commencé à y voir une sorte de cadeau. Je ne peux certes pas chausser les souliers de cette survivante. Je me dois de reconnaître qu’un fossé infranchissable nous sépare et que je ne pourrai jamais m’identifier complètement à son récit. Mais je peux m’engager à être présente, à entretenir ce lien d’empathie avec elle et avec toute la richesse de son expérience, avec l’amour et la peine qu’elle a vécus. Je peux tenter de comprendre en sachant que je trébucherai inévitablement. Tenter de m’identifier à son histoire et à sa vie, en retrait, les deux pieds bien ancrés dans mes propres souliers.
Illustrations de Devora Levin.
Devora Levin est éditrice, autrice et artiste. Elle travaille actuellement à Toronto en tant qu’éditrice et coordonnatrice des projets spéciaux dans le cadre du Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste de la Fondation Azrieli.
Traduit de l’anglais par Cristina Marziale