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Un sursis de l’Histoire — après 80 ans, la parenthèse se referme

National Holocaust Monument

Pendant 80 ans, l’Histoire a accordé un sursis aux Juifs, une relative accalmie dans le cycle d’exclusion, de stigmatisation et de persécutions perdurant depuis des millénaires. Mais cette brève parenthèse s’est refermée. 

L’acte de vandalisme commis au Monument national de l’Holocauste à Ottawa nous rappelle brusquement que même le souvenir n’est pas à l’abri de la violence. Ce monument, qui n’est pas uniquement un lieu de commémoration, sert aussi de mise en garde aux générations présentes et futures. Sa profanation ne constitue pas un acte isolé découlant d’ignorance. Elle est le signe d’un mal plus profond, plus sinistre, qui gagne du terrain.

Nous sommes troublés et tout autant désemparés. Pendant trois générations, nombre de Juifs au Canada ont connu un chaleureux accueil. Nous avons été reçus à bras ouverts, inclus. Nous avons occupé des rôles de leadership, façonné la vie culturelle et, en un sens, notre appartenance à la société canadienne a été normalisée.

Nous voilà toutefois ébranlés par une douloureuse vérité : notre accueil était conditionnel.

Pendant 80 ans, l’Histoire a accordé un sursis aux Juifs, une relative accalmie dans le cycle d’exclusion, de stigmatisation et de persécutions perdurant depuis des millénaires. Mais cette brève parenthèse s’est refermée.

Si ce sont avant tout les membres des communautés juives qui en prennent conscience, ils ne peuvent porter seuls le fardeau de l’antisémitisme. Sa montée constitue une menace non seulement à la vie des Juifs, mais aussi à nos valeurs démocratiques. D’autres voix doivent se faire entendre pour préserver l’intégrité dans nos salles de classe et pour défendre le civisme de nos échanges. L’enseignement de l’Holocauste n’a jamais été conçu comme un projet exclusivement juif. Il s’agit d’un appel à la conscience, et cet appel doit être entendu de tous.

Ce qui est plus alarmant encore, c’est que notre enseignement de l’Holocauste souffre de failles béantes.

Des repères brouillés

Nous avons commis une erreur fondamentale. Dans le souci du « plus jamais », nous nous sommes laissé aller à des généralisations sur l’Holocauste, au point de dépouiller ce génocide de toute spécificité. Nous avons réduit les horreurs à des « leçons » sur la tolérance et les droits de la personne, et nous les avons appliquées à une multitude de sujets, allant de l’intimidation à l’injustice environnementale. Dans cet imbroglio, les repères permettant de définir l’Holocauste comme un génocide — une opération planifiée et ciblée — ont été brouillés.

Nous devons repenser, ajuster et enrichir notre approche.

Pour les élèves canadiens, l’enseignement de l’Holocauste représente souvent leur seul et unique contact avec l’identité juive. Bien que l’Holocauste soit central à la mission du Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste de la Fondation Azrieli, il ne peut constituer le seul regard posé sur les personnes juives. Nous devons mettre la vie des Juifs au cœur de cet enseignement, pas que leur mort.

L’identité juive s’inscrit dans un héritage millénaire. Cette histoire se manifeste à travers tous les continents par des traditions, des croyances et des expériences qui ont façonné la joie de vivre, la résilience et l’inventivité du peuple juif. Lorsque les élèves en saisiront toutes les nuances, ils seront mieux outillés pour reconnaître et contrer l’antisémitisme. Ils seront également plus enclins à établir des relations authentiques avec leurs camarades juifs et à considérer l’expérience juive comme faisant partie intégrante de l’histoire canadienne.

La bonne nouvelle ? Nous n’avons pas besoin de réviser intégralement les programmes scolaires pour enseigner l’identité juive. Il suffit de vouloir le faire.

Par des unités d’apprentissage consacrées à l’immigration, à l’identité, à la justice sociale ou à l’histoire du Canada, de nombreuses provinces proposent déjà un enseignement des thématiques en lien avec l’histoire juive. Il importe désormais de trouver le courage d’enseigner ces éléments avec discernement et précision, de bien définir les concepts présentés et d’éviter leur simplification excessive.

Un génocide ne se réduit pas à la seule notion d’injustice. L’antisémitisme n’est pas que racisme. Ces notions sont issues d’événements distincts et ont eu des conséquences tangibles. Il est de notre devoir d’en tenir compte lorsque nous les enseignons.

En outre, nous devons redéfinir nos objectifs quant à l’éducation sur l’Holocauste. Durant des décennies, son enseignement a été conçu pour prôner la tolérance, puis susciter l’empathie des élèves. Ce n’est plus suffisant : il faut leur apprendre à distinguer les faits de la propagande et leur insuffler le courage de nommer les choses telles qu’elles sont.

Que voulons-nous leur transmettre ? Si, jusqu’à présent, nous leur inculquions de « ne jamais oublier », désormais nous devons aussi leur demander de comprendre et d’agir.

Afin d’honorer la mémoire des survivants de l’Holocauste et de préserver la vie et la culture juives, notre enseignement ne doit pas s’arrêter au désastre moral et éthique qu’a été l’Holocauste. Nous avons le devoir de transmettre également ce qui s’en est suivi : la survie, le renouveau et la fierté du peuple juif.

Le temps est venu d’être la plus brave version de vous-même, que ce soit en tant enseignant ou leader. Les Canadiens juifs ne doivent pas s’effacer devant l’hostilité. Soyez visibles. Faites entendre vos voix. Soyez fiers. Et à tous nos alliés, sachez que ce combat est aussi le vôtre.

Nous avons vu la parenthèse se refermer. Et pourtant, nous ne sommes pas des témoins passifs de l’Histoire, nous la façonnons. Le travail est toujours à recommencer — mettons-nous à l’œuvre avec lucidité et courage, et avec la certitude que la vérité perdurera.

Jody Spiegel est la directrice du Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste de la Fondation Azrieli. Elle est membre du groupe consultatif de l’exposition du Monument national de l’Holocauste ainsi que déléguée canadienne de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH).